Pourquoi tout le monde a dévoré The Office pendant le confinement ?

Pourquoi tout le monde a dévoré The Office pendant le confinement ?

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Par Delphine Rivet

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Comment expliquer l’engouement exceptionnel qu’a soudain suscité la sitcom des années 2000 ?

Durant ces derniers mois pour le moins anxiogènes, on vous a rebattu les oreilles avec ces séries réconfortantes qui permettaient de fuir une réalité bien trop flippante. On vous a vanté les mérites de “l’escapism tv”, ou la télé échappatoire, pour vous changer les idées : des mondes lointains, des couleurs pop ou pastel, des gens beaux, des époques révolues… tout était bon pour soigner nos âmes de sériephiles ramollies par les confinements successifs.

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Pourtant, en 2020, la championne toutes catégories, dont les foyers américains ont consommé pas moins de 952 millions d’heures sur Netflix, est une série aux couleurs ternes, éclairée aux néons, dont les protagonistes ressemblent à nos collègues (et parlent comme eux) et qui se déroule… dans un bureau.

Pourquoi, alors que des milliers de fictions sont à portée de clic et que des nouveautés débarquent chaque semaine sur les plateformes et les chaînes, revient-on toujours chez Dunder Mifflin ? Qu’est-ce que The Office a que d’autres n’ont pas ? Comment expliquer que des millions de gens ont revu ou découvert pour la première fois cette sitcom de bureau ? A-t-on la nostalgie de notre lieu de travail et de nos collègues, même les plus relous ?

La pandémie de coronavirus a confirmé, s’il était vraiment nécessaire de le faire, que la fiction était un vrai refuge. Un principe universel qui s’est donc particulièrement révélé en 2020 : les gens, confinés et angoissés par ce contexte inédit qui a malmené les fondements même de nos sociétés, ont consommé livres, films, jeux vidéo et séries comme si leur santé mentale en dépendait (et c’est le cas). Sur nos écrans, celle qui a remporté tous les suffrages n’est pas la dernière nouveauté flamboyante made in Netflix, mais une sitcom diffusée il y a 15 ans sur NBC : The Office. Personne n’oserait nier son statut de série culte. Il est rare de passer une journée sur les réseaux sociaux sans voir un de ses gifs faire irruption dans nos timelines. Mais ce succès qui perdure ne saurait expliquer à lui seul l’engouement presque compulsif de cette adaptation US du bébé de Ricky Gervais et Stephen Merchant.

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Plus de sept ans après sa fin, The Office ne cesse de séduire de nouveaux·elles adeptes. L’actrice Jennifer Garner l’a découverte avec ses enfants durant le confinement, et ne s’est pas remise de la fin. D’autres la revoient avec gourmandise, à l’instar de Billie Eilish. La chanteuse, âgée de seulement 19 ans, l’a déjà matée quinze fois ! Fan ultime de la sitcom, elle a même intégré des extraits de dialogues dans sa chanson “My Strange Addiction”. Même les ancien·ne·s membre du cast, sûrement autant en manque que nous, apportent leur pierre à l’édifice. Brian Baumgartner, qui jouait Kevin, a lancé le podcast An Oral History of The Office en juillet dernier dans lequel une foule de guests, dont Billie Eilish, se pressent derrière son micro. Idem pour les “Office Ladies“, Angela Kinsey et Jenna Fischer, respectivement Angela et Pam, qui proposent, depuis octobre 2019, un rewatch en leur compagnie, étoffé de nombreuses anecdotes de tournage.

Lorsque Greg Daniels exporte, dix ans après l’originale, le concept de The Office en territoire américain, il se permet, sous le contrôle artistique de ses créateurs, quelques entorses à la dynamique d’origine. La comédie de bureau, tournée façon faux documentaire (qui a inscrit le terme “mockumentary” dans le lexique), serait moins cynique, moins “bête et méchante”. Et contrairement à son aînée qui n’a eu droit qu’à six épisodes, celle-ci bénéficiera d’une durée de vie insolente de neuf saisons.

Son attrait, que l’on pourrait presque qualifier aujourd’hui de “normcore”, résidait dans un traitement esthétique et scénaristique très “cinéma vérité”, les blagues en plus. Une lumière blafarde, pas d’acteurs ou d’actrices ultra-glamour mais des gueules qu’on pourrait croiser dans la rue, et un décor plutôt repoussoir : le bureau d’une petite entreprise qui vend du papier. Donc sur le papier, justement, on ne peut pas dire que ça vendait du rêve !

Tandis que des millions d’entre nous sont actuellement contraint·e·s de bosser de chez soi, The Office a quelque chose de cathartique. À un niveau inconscient, la familiarité de son environnement et la banalité de la vie de bureau ont quelque chose de plus réconfortant qu’on n’oserait l’admettre, surtout quand on est privé de cette routine. De là à dire que le “métro-boulot-dodo” nous manque… c’est plutôt une certaine idée de ce train-train, reflétée dans The Office, qui nous rend presque nostalgique du mauvais café à la machine et des tâches répétitives.

Dans la série, ce n’est pas n’importe quel bureau qui est représenté. On n’est pas dans une luxueuse firme d’avocats, ni dans un service d’urgences d’un hôpital public. Dunder Mifflin, qui se trouve à Scranton – la bourgade de Pennsylvanie a d’ailleurs récemment fait parler d’elle durant la campagne présidentielle américaine puisque c’est là que Joe Biden a grandi, est une boîte à taille humaine, loin du brouhaha des grandes villes. Mais dans ce cas, pourquoi Parks and Recreation, co-créée par Greg Daniels et Michael Schur, diffusée peu ou prou au même moment et se déroulant également dans le contexte du bureau – celui d’un service des parcs et loisirs d’une petite ville rurale – n’a pas remporté les mêmes suffrages pendant le confinement ? Lumineuse, son optimisme légendaire aurait peut-être détonné avec l’humeur ambiante.

Mais The Office cache bien son jeu. Sous couvert de cynisme, de moqueries en tout genre et de beauferie, elle a en fait beaucoup de cœur. Sa plus grande réussite, c’est de nous présenter des personnages a priori détestables comme Michael Scott ou Dwight Schrute, et de nous les faire aimer en dépit de leurs horribles défauts, autant, sinon plus, que les “sweethearts” que sont Pam et Jim. Un tour de passe-passe qui tient évidemment beaucoup aux interprétations magistrales de Steve Carell et Rainn Wilson. Michael Scott, qu’on qualifie souvent à tort de “pire boss du monde” – contrastant avec le mug sur lequel est écrit “meilleur boss du monde” et qu’il s’est probablement acheté lui-même – nous rappelle aussi à quel point le lien à la hiérarchie s’est délité dans bien des entreprises. Le télétravail et la dématérialisation des tâches n’ont évidemment pas aidé. Michael Scott, c’est un patron, certes insupportable, mais qui cherche désespérément à être proche de ses employés.

Au début du premier confinement, on s’est sérieusement interrogé sur le virage que pourraient prendre les sociétés capitalistes, dont le travail est l’une des valeurs fondamentales. On s’est demandé ce qui distinguait les “métiers essentiels” des autres et, pour les professions qui pouvaient parfaitement opérer à distance, à quoi rimait donc la routine “métro-boulot-dodo” qu’on s’infligeait tous les jours en temps normal. The Office apporte peut-être un début de réponse dans ce chaos existentiel. Ou du moins, elle remet une touche d’humanité au moment où celle-ci est attaquée. Et aussi, elle est super drôle.