Pourquoi Sky Rojo est un cas d’école de série “badass” et male gaze

Pourquoi Sky Rojo est un cas d’école de série “badass” et male gaze

Image :

©Netflix

photo de profil

Par Marion Olité

Publié le

La nouvelle série du créateur de la Casa de papel a des atouts et de gros soucis de mise en scène.

Après le thriller White Lines, Alex Pina poursuit sa collaboration avec Netflix avec son nouveau bébé, Sky Rojo. Tournée à Tenerife dans les îles Canaries, la série raconte la fuite d’un trio de travailleuses du sexe, exploitées par un proxénète dans le club Las Novias. Après s’être rebellées en légitime défense, Coral (Verónica Sánchez), Wendy (Lali Espósito) et Gina (Yany Prado) prennent la route. Poursuivies par deux hommes de main pas très futés, elles ont pour seul plan de survivre.

À voir aussi sur Konbini

Voix off, meufs sexy, scènes de baston… La recette de cette série d’action menée par trois personnages féminins n’est pas sans rappeler certains ingrédients du succès planétaire La Casa de papel. Exit Tokyo, cette fois, on est dans la tête de Coral, narratrice de sa propre histoire. Sur le papier, Sky Rojo fleurait bon la rencontre entre Thelma et Louise et Boulevard de la mort. Et, évidemment, l’idée de mettre en scène des travailleuses du sexe – si rarement placées au centre des fictions – et de les empouvoirer était bonne.

Mais il ne faut pas plus d’un ou deux épisodes pour réaliser la dissonance qui existe entre le discours que veut nous tenir la série et ce qu’elle nous montre. D’un côté, Alex Pina nous donne les statistiques de la prostitution en Espagne, et déconstruit le regard masculin à travers l’analyse en voix off de ses héroïnes au bout du rouleau. Elles nous expliquent par le menu tout ce que les travailleuses du sexe subissent de la part des clients comme des proxénètes : le lavage de cerveau, la précarité, les humiliations, la déshumanisation, les violences sexuelles et sexistes, le chantage affectif…

De l’autre, la série propose un régime d’images qui objectifient et hypersexualisent les trois personnages féminins. La mise en scène racoleuse (des gros plans sur les culs bombés, des flingues dans des bouches grandes ouvertes, et même une “golden shower”) invite justement le public à objectifier ces corps féminins. Le message est complètement contradictoire.

Une séquence illustre bien la volonté de dénoncer leur condition, de les empouvoirer, mais pas trop. Dans l’épisode 6, Coral raconte le sentiment d’être une poupée surmaquillée et habillée en fonction du désir des clients masculins. Elle, Wendy et Gina entreprennent alors de se démaquiller dans une scène censée illustrer leur liberté nouvelle. La scène suivante montre qu’elles sont en réalité toujours maquillées (juste un tout petit peu moins !), et habillées de la même façon (très clinquant, très court, pas franchement idéal pour se bagarrer et prendre la fuite). Il faudra attendre le tout dernier épisode pour qu’elles aient enfin le droit d’enfiler une combinaison.

Tarantino cheap

On retrouve ainsi dans Sky Rojo un paquet de tropes tarantinesques et des références évidentes à l’œuvre du cinéaste américain, lui-même très inspiré par l’esthétique sexiste des films de série B. La scène de réanimation de Coral à l’aide d’une aiguille fait écho à celle, iconique, d’Uma Thurman dans Pulp Fiction (les deux protagonistes sont d’ailleurs des junkies).

On a compris rétrospectivement les limites du cinéma “girl power” du début des années 2000 porté par Quentin Tarantino : de Kill Bill à Boulevard de la mort, le cinéaste a certes écrit et mis en scène des personnages féminins forts, mais il leur a aussi fait vivre l’enfer – des scènes d’une violence hallucinante – pendant que ses méchants masculins étaient tués hors-champ (dans Boulevard de la mort), très dignement (dans Kill Bill) et rapidement. Le personnage de la Mariée dans Kill Bill se prend du gros sel dans les seins : dans Sky Rojo, c’est la plus jeune et adorable Gina qui se fait planter dans les seins dès le premier épisode. Qui a envie de voir ça ? Certainement pas le public féminin, je peux vous l’assurer.

(© Netflix)

Ces fictions nous font croire qu’elles mettent en scène des personnages féminins badass alors qu’ils passent en réalité leur temps à se faire physiquement et mentalement maltraités, plus qu’à réellement botter le cul de leurs bourreaux. Quand elles ne se foutent pas carrément sur la gueule entre elles, pour une ambiance “combat de boue” qui ravira encore une fois le male gaze (des choix de mise en scène destinés à attiser le plaisir masculin hétérosexuel, qui jouent sur un plaisir de scopophilie et une objectivisation des corps féminins). Là encore, il existe une jurisprudence Tarantino dans Kill Bill, où la Mariée combat en majorité des personnages féminins (Elle, O-Ren Ishii, Vernita Green) alors qu’elle est censée se venger d’un homme.  

Dans Sky Rojo, l’écriture nous fait en plus croire que Coral, Wendy et Gina prennent “leur revanche” alors qu’elles sont en danger de mort et n’agissent que pour sauver leurs vies. Dès qu’elles sortent la tête de l’eau, c’est pour mieux se faire de nouveau abuser, comme Wendy, qui se fait à nouveau agresser dans les toilettes d’un bar dans l’épisode 8, alors qu’elle commençait à peine à prendre confiance en elle. Encore une fois, notons qu’en face, les corps masculins – ceux de leurs poursuivants Moises (Miguel Ángel Silvestre) et son frère Christian (Enric Auquer) ainsi que le mac Romeo (Asier Etxeandia) – prennent beaucoup moins cher visuellement parlant.

Sans compter que les réalisateurs de Sky Rojo n’ont pas le talent de Tarantino. Alex Pina sait certes écrire des scènes d’action et tenir son audience en haleine par des astuces d’écriture (notamment l’utilisation de la voix off), mais il a une fâcheuse tendance à écrire des personnages plutôt très stupides. C’est parfois volontairement drôle et assumé (les hommes de main sont de sacrés bras cassés), mais la lenteur avec laquelle avance l’intrigue et les décisions toutes aussi foireuses et incohérentes des héroïnes donnent au final l’impression tenace qu’on se fout de leur gueule et de la nôtre.

La série est sauvée par deux choses : ses personnages féminins joliment interprétés et attachants (Wendy nous raconte son coming out, Gina la précarité et sa famille qui l’ont poussée à accepter de travailler au club), et l’envie irrépressible qu’on a de les voir (enfin !) défoncer leurs bourreaux. Mais elles méritent mieux que cette mise en scène voyeuriste.

La première saison de Sky Rojo est disponible sur Netflix depuis le 19 mars.