Cet été, vous n’avez pas pu passer à côté du phénomène Kaamelott. La cote d’amour dont bénéficie son son créateur, Alexandre Astier, une couverture médiatique impressionnante (régionale et nationale) et une grande envie de se marrer après une année pas folichonne ont permis au film Kaamelott : Premier Volet de franchir le million de spectateur·ice·s une semaine après sa sortie en salles, le 21 juillet dernier.
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Un succès populaire assuré donc, mais, côté critique, les retours se sont avérés plus contrastés – “virtuose” pour Le Figaro, “décevant” pour Télérama, “un sentiment d’inachevé ou de précipitation” pour nous à Konbini. Nous avons eu envie d’explorer un angle mort, absent des analyses, celui de la représentation. Comment Kaamelott exploite les légendes arthuriennes et quelle vision donne-t-il du Moyen-Âge ?
Notons en préambule que l’histoire n’est pas une discipline monolithique. Les faits nous parviennent toujours d’un point de vue situé, et les artistes, comme Alexandre Astier, créent leur vision d’une période historique avec leur imaginaire, qui découle lui-même de l’époque dans laquelle ils et elles vivent.
Dans le cas présent, la vision du réalisateur, fan des films de Louis de Funès et d’Astérix, est imprégnée de l’idéologie dominante française. C’est le point de vue d’un homme blanc, hétérosexuel et occidental. Ce qui se retranscrit dans son œuvre par une place démesurée accordée aux personnages masculins blancs. Justine Breton, maître de conférences et médiévaliste (qui étudie l’ensemble des représentations post-médiévales du Moyen Âge), explique à propos de la série originale :
“La série ‘Kaamelott’ a été diffusée entre 2005 et 2009, et je pense qu’il y a pas mal de choses qui passeraient beaucoup plus difficilement de nos jours. Elle est loin d’être la seule. Je travaille actuellement sur ‘How I Met Your Mother’ : la majorité des répliques de Barney ne passerait pas aujourd’hui, et pourtant, la série n’est pas si vieille. Les mentalités ont évolué très rapidement. En tout cas, il y a eu une prise de conscience d’une partie du public. Alexandre Astier a répondu plusieurs fois qu’il faisait ce qu’il voulait et qu’il n’allait pas se faire dicter son humour par qui que ce soit.”
Depuis les années 2010, nos sociétés ont lentement accepté de déplacer les points de vue et de donner davantage de place aux femmes et aux minorités, ce qui s’est également traduit dans les représentations de la pop culture, sur petit et grand écran. Que la comédie Kaamelott propose un humour parfois oppressif, comme nombre de ses congénères de l’époque, est une chose. Que le film ne rectifie pas le tir et que son auteur refuse de s’interroger, en 2021, sur certains aspects de son humour en est une autre.
© SND Films
Dans la présentation des posters de Kaamelott, on notait ainsi la mise en avant de quinze personnages masculins blancs et de cinq personnages féminins, dont deux racisés. Au-delà des chiffres plutôt parlants, le visionnage du film confirme que les protagonistes ne répondant pas à la norme – blanche, masculine, hétérosexuelle – bénéficient d’un temps de jeu restreint et de répliques très limitées. En un mot, le film Kaamelott aurait pu être tourné en 2005.
Si Justine Breton note un recul net des blagues reposant sur l’homophobie, d’autres séquences comiques ne se privent pas de surfer sur la misogynie (déjà présente dans la série), utilisant par exemple le mot “pute” comme une insulte, dans un but humoristique. “Ce type de blague marche encore, mais est-ce une bonne chose ? Personnellement, je ne pense pas”, note la médiévaliste.
De manière plus générale, les personnages féminins de Kaamelott n’ont jamais été très développés. Ils sont définis par leur relation aux protagonistes masculins et dépeints comme des épouses chiantes ou des amantes opportunistes. Seule la figure surnaturelle de La Dame du Lac (incarnée par Audrey Fleurot) échappe quelque peu à ces stéréotypes, mais elle est très peu présente dans le film. Justine Breton analyse :
“Seul le personnage de Séli, qui est le pendant féminin de Leodagan, est développé. Et elle ne possède pas de spécificité féminine particulière. Il y a une amélioration sur le personnage de Guenièvre depuis le Livre V. Alexandre Astier a pris conscience de son potentiel et du talent d’Anne Girouard, son interprète. Mais le film la ramène un peu en arrière. On est sur une reine dans un rôle à nouveau passif, enfermée dans sa tour.
On a de nouveaux personnages, mais les femmes tiennent toujours un rôle très secondaire. Il y a une Saxonne qui a du potentiel, et deux personnages féminins durant la jeunesse d’Arthur, qui ont très peu de répliques, et qui ne servent qu’à valoriser l’évolution d’Arthur. C’est pareil pour les personnages racisés.”
Une légende arthurienne sclérosée ?
Ce premier volet de Kaamelott reprend donc, peu ou prou, la même recette que la série pour nous raconter une histoire quelque peu cousue de fil blanc, celle du retour du roi Arthur et de son énième combat contre son frère ennemi, Lancelot. Le tout en adoptant le même humour et la même perspective que la série, celle d’un héros fatigué mais qui aime quand même beaucoup être au centre de l’attention, et être le plus intelligent dans la pièce. Le manque criant de diversité du film aurait pu combler et enrichir un récit presque déjà vu.
© SND Films
Quid de l’argument massue de l’Histoire ? Après tout, on parle des Chevaliers de la table ronde, et au Moyen-Âge, “les femmes étaient soumises”, n’est-ce pas ? Les recherches récentes sur cette très longue période de dix siècles (elle s’étend de la fin du Ve siècle, avec le déclin de l’Empire romain, à la fin du XVe et le début de la Renaissance) nuancent voire contredisent ces croyances nées d’une volonté de créer un récit historique collectif simpliste, qui justifie la domination patriarcale et le colonialisme. Il en va de même pour la légende arthurienne. Les artistes se sont approprié au fil des siècles cet ensemble de textes bretons, inspirés par leur époque. Justine Breton explique :
“De nombreux·ses historien·ne·s actuel·elle·s œuvrent, à travers leurs travaux, à déconstruire ces préjugés sur le Moyen Âge et à mieux faire connaître cette période. Il y avait des personnes originaires d’Asie ou d’Afrique, qui non seulement ont existé, mais qui ont été intégrées aux communautés européennes de l’époque.
Par exemple, on a un chevalier noir dans la légende arthurienne. Il s’appelle Palamède, et il n’est quasiment jamais repris dans les adaptations. Il est musulman, noir de peau, et se convertit pour rejoindre la table ronde. Il y a donc des personnages qui existent dans la réalité historique ou dans les textes, et qui n’auraient pas surpris au Moyen Âge. Mais c’est une représentation que le grand public ne connaît pas ou ne veut peut-être pas connaître.
C’est pareil pour la place des femmes : on a tendance à considérer qu’elles n’ont pas la parole au Moyen Âge, ce qui n’est pas du tout le cas. On a plein de femmes puissantes qui règnent, écrivent ou sont médecins dès cette époque.”
Ces questions de représentation sont peu présentes dans les débats autour de Kaamelott, et le sont beaucoup plus sur des œuvres comme The Witcher et Game of Thrones, pour la simple et bonne raison que la comédie française a un temps de retard sur le sujet, qu’elle préfère glisser sous le tapis. Elle considère encore le personnage blanc, masculin et hétérosexuel (les histoires d’amour tiennent une place très secondaire dans Kaamelott, mais le peu qui sont montrées sont hétérosexuelles, or, attention spoilers, les femmes, les personnes racisées ou LGBTQ+ ou les deux existaient déjà au Moyen Âge) comme une sorte de norme à laquelle tout le monde peut s’identifier, les héros “naturels” en somme. Alexandre Astier a par ailleurs prouvé que quand il veut transformer son œuvre en profondeur, passant de la pure comédie en Livre I à une hybridation entre un drame très sombre (Arthur tente de se suicider) et des moments d’humour à compter du Livre IV, il le fait.
Ne pas se poser cette question de la représentation peut donc être considéré comme un choix conscient. “Kaamelott ne fait pas d’effort pour avoir une représentation plus diversifiée de la société médiévale. Je pense que ce n’est pas le but d’Astier, ça ne l’intéresse pas et je pense même qu’il est un peu contre”, confirme Justine Breton.
Si l’auteur d’une œuvre est bien entendu libre de la créer comme il l’entend, “il faut avoir conscience que toute représentation est politique et sociale, qu’on le veuille ou non”. Si Kaamelott est étudiée dans des colloques à la Sorbonne ou par des médiévalistes, c’est qu’elle dit quelque chose de nos représentations modernes du Moyen Âge. Des représentations en constante évolution… ailleurs.
Merlin et l’inclusivité
© BBC
Notre spécialiste des œuvres représentant la légende arthurienne note ainsi un changement de paradigme à compter de la fin des années 2000 et de l’arrivée de la série anglaise Merlin (2008-2012) sur la BBC.
“À première vue, c’est une série familiale et formatée qui ne semble pas sortir du lot. Pourtant, elle a fait beaucoup du côté de la représentation sociale – on n’a pas que des personnages de nobles, et pas que des personnages blancs. Dans cette série, le personnage de Guenièvre est métis et d’origine humble, son frère est noir.
Attention spoiler : le show se termine par la mort d’Arthur et le couronnement de Guenièvre, qui va régner seule. C’est du jamais-vu dans les représentations arthuriennes. Depuis cette époque, on voit davantage de protagonistes racisés et de personnages féminins d’ampleur.”
Les représentations évoluent, pas forcément de façon linéaire. Par exemple, dans le film Le Roi Arthur : La légende d’Excalibur, réalisé par Guy Ritchie et sorti en 2017, Justine Breton relève qu’“il y a une meilleure représentation des personnages racisés, par contre côté femmes, il y a des progrès à faire. On tombe dans les clichés de fantasy, où elles sont soit magiciennes, soit prostituées”.
Une autre série récente, inspirée par les légendes arthuriennes, a connu un petit succès sur Netflix avant d’être annulée : il s’agit de Cursed (2020), portée par Katherine Langford. Dans cette réinvention du mythe (on rappelle que la figure du roi Arthur s’appuie sur le folklore et sur des inventions littéraires, son existence historique n’est pas attestée) adaptée du roman graphique de Frank Miller et Tom Wheeler, le personnage de la Dame du Lac se trouve au centre de l’intrigue. On y conte sa jeunesse, comment elle va découvrir Excalibur et se lier avec Arthur (Devon Terrell), un jeune mercenaire, par ailleurs métis.
Si la série comportait sans nul doute des faiblesses, elle avait le mérite de proposer une variation inédite, des protagonistes riches et divers et des thématiques (entre autres le génocide d’un peuple opprimé, un sous-texte écologique) à la fois actuelles et universelles. Son annulation très discrète par Netflix peut s’expliquer par le budget que requiert ce genre de production – la plateforme mise davantage sur The Witcher dans le genre fantasy médiévale. À moins que la série n’ait pâti de la modernité de ses choix.
Ⓒ Netflix
Et Justine Breton de conclure :
“Dans les productions, films ou séries qui parlent du roi Arthur, il y a eu une nette évolution depuis les années 2010. La représentation est beaucoup plus inclusive, avec des personnages féminins beaucoup plus actifs, des personnages racisés qui ne sont pas juste là pour l’exotisme mais ont un vrai rôle. On ne retrouve pas du tout ces évolutions dans le film ‘Kaamelott’. Les personnages issus des minorités, exclus pendant des années dans les récits de fantasy, le sont toujours.”
Le deuxième volet de Kaamelott, s’il est officialisé, fera-t-il davantage de place à la diversité des personnages que le premier ? Rien n’est moins sûr. Pour le moment, il faut encore et toujours se tourner vers des représentations anglo-saxonnes pour découvrir les légendes arthuriennes sous un nouveau jour.