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Comment Hannibal et Servant utilisent la cuisine pour nous faire saliver d’horreur

Comment Hannibal et Servant utilisent la cuisine pour nous faire saliver d’horreur

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©NBC/AppleTV+

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Par Delphine Rivet

Publié le

Âmes sensibles et/ou vegan, s’abstenir. On vous invite à la table d’Hannibal Lecter et Sean Turner.

Quand on pense à Hannibal et Servant, deux séries qui explorent l’horreur et la monstruosité de façon singulière, plusieurs idées s’entrechoquent : on est, bien sûr, immédiatement assailli·e·s d’images atroces, parcouru·e·s de frissons, nos mâchoires se verrouillent comme par réflexe. Paradoxalement, on se surprend aussi à saliver et certaines séquences, si révoltantes soient-elles, nous apparaissent telles des tableaux, dans toute leur beauté. Pour les deux, l’acte de cuisiner tient une importance fondamentale dans l’histoire, comme dans le ton donné à celle-ci, et la dualité attraction/répulsion joue avec nos nerfs.

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À ma droite, Hannibal, série lancée sur NBC en 2013 et créée par Bryan Fuller, annulée après trois saisons, est un petit bijou télévisuel souvent incompris. Elle mettait en scène le célèbre cannibale Hannibal Lecter (joué par Mads Mikkelsen), reprenant ainsi la trame des romans de Thomas Harris, et l’agent du FBI à ses trousses, Will Graham (incarné par Hugh Dancy).

À ma gauche, Servant, produite par M. Night Shyamalan et créée par Tony Basgallop pour la jeune plateforme Apple TV+. On y suit l’histoire flippante d’un couple, les Turner, dont le bébé mort a été remplacé par une poupée plus vraie que nature pour aider l’épouse, Dorothy (Lauren Ambrose), à faire le deuil. Celle-ci, persuadée que son enfant est toujours en vie, engage tout de même une nounou, Leanne (Nell Tiger Free). Depuis son arrivée, l’atmosphère dans la maison est encore plus pesante et d’étranges phénomènes commencent à se produire. Le mari, Sean (Toby Kebbell), est un chef consultant qui travaille de chez lui et entretient une relation très ambiguë avec la baby-sitter.

Les deux séries provoquent chez les spectateur·rice·s des émotions contradictoires. Ce sont de véritables expériences sensorielles dont nous sommes les cobayes. Chacune d’elles se sert de la cuisine comme d’un vecteur suscitant tour à tour le dégoût ou l’envie. Les plats confectionnés à l’écran, souvent très élaborés, ont même fait l’objet d’un livre de recettes, pour la première, Feeding Hannibal: A Connoisseur’s Cookbook (rassurez-vous, les morceaux de chair humaine y sont remplacés par d’autres types de viandes bien plus recommandables), et d’une featurette mise en ligne par Apple, pour la seconde, dans laquelle M. Night Shyamalan nous invite à la table de Servant.

La nourriture, c’est un acte de création et de destruction, quelque chose de repoussant duquel naît la magie d’un plat d’exception. On tue, on mutile, on brise les os, on broie les chairs, on éviscère… Le rituel macabre qui se déroule sous nos yeux est amplifié par les sons qui, eux aussi, n’inspirent que le dégoût. C’est un choix très conscient qui a été fait ici. Habituellement, quand on regarde un ou une chef·fe s’affairer en cuisine, cela met en appétit. Une série comme Chef’s Table, par exemple, joue sur tous nos sens car même ceux qui, a priori, ne peuvent pas participer (le goût, le toucher et l’odorat) sont stimulés, tels des membres fantômes, par la vue et l’ouïe. L’huile qui frémit dans la poêle quand on y dépose une belle pièce de viande, la vapeur qui s’échappe d’une casserole… tout concourt à nous faire saliver.

La mort dans l’assiette

Hannibal est dans cette démarche très esthétique où la préparation de chaque repas est un ballet savamment chorégraphié. Elle va à contresens de Servant : Hannibal Lecter part d’un ingrédient que n’importe qui se refuserait à manger (de la chair humaine, le tabou ultime) et sa façon de nous torturer, c’est de nous donner envie de le savourer jusqu’à la dernière goutte de sang. Hannibal prend le/la spectateur·rice à partie, tout comme elle le fait avec ses scènes de crimes où les corps suppliciés sont, d’une certaine manière, beaux comme des tableaux. La série nous pousse dans nos retranchements. En esthétisant l’horreur à son paroxysme, Hannibal Lecter nous attire dans ses filets, nous fait adopter son point de vue et nous invite à sa table, en pleine conscience. Toutes les séquences en cuisine sont les préliminaires de l’inévitable orgasme culinaire qui nous attend à l’arrivée.

Servant nous montre aussi, à sa façon, que du dégoût peut naître la beauté. Or, ces scènes ne sont pas tellement là pour nous mettre en appétit. Elles sont une projection de l’état d’esprit de Sean. S’il est frustré, en colère, perdu, il émince énergiquement des oignons, fracasse le crâne d’une anguille sur son plan de travail ou fait des expérimentations gustatives pour le moins discutables (il fait, par exemple, un boba tea avec le lait maternel de Dorothy). Le point de vue que la série nous fait adopter est double : nous sommes dans la tête de Sean, qui s’exprime et sort de lui-même quand il est aux fourneaux, mais aussi dans le regard, souvent dégoûté et parfois fasciné, de Leanne.

Dans Servant, la cuisine est le cœur de la maison et ça tombe bien, puisque la série est un huis clos dans lequel on ne va jamais plus loin que le porche. On est littéralement pris au piège entre ces quatre murs. Impossible de détourner le regard, donc. Cette place centrale de l’art culinaire a même inspiré les fans de la série qui, dès la saison 1, spéculaient sur la véritable symbolique des plats de Sean. Avant de découvrir ce qui était réellement arrivé au bébé, Jericho, certain·e·s se demandaient si l’utilisation de telle ou telle technique de cuisson n’était pas une métaphore de la mort de l’enfant. Sean avait-il disposé de son petit corps comme il le ferait avec une carcasse de volaille pour dissimuler les preuves ou pour consommer (et consumer) sa culpabilité ? La suite leur donnera heureusement tort, mais force est de constater que les scènes de cuisine, tournées en clair-obscur, participent amplement au sentiment de malaise qui imprègne la série.

A contrario, Hannibal faisait de ce rituel une explosion de couleurs, de textures et de gestes gracieux. Tout contribuait à nous faire oublier la provenance des pièces de viandes, qui tiennent une place centrale dans le récit et la mise en scène. Servant nous ramène à la réalité parfois peu ragoûtante du processus, comme lorsque Sean prépare une anguille, dans l’épisode justement intitulé “Eel”, l’assomme et la cloue sur le billot pendant que celle-ci se tortille encore. La scène est à peine soutenable. Heureusement, pour les besoins du tournage, l’animal était déjà mort et animé grâce à des fils électriques cachés lui envoyant des décharges. L’explication n’est pas tellement plus appétissante mais au moins, elle n’a pas souffert.

L’art et la manière

Mads Mikkelsen et Toby Kebbell ont tous deux été coachés pour être les plus crédibles possible derrière les fourneaux et maîtriser les gestes, précis et virtuoses, comme des pros. Hannibal s’est attaché les services d’un chef consultant, José Andrés, ainsi que d’une styliste culinaire, Janice Poon. Cette dernière raconte comment, lors d’une scène où notre cannibale épicurien devait lancer un œuf dans les airs pour le faire se fendre sur la tranche de sa spatule (une technique impressionnante de dextérité pratiquée notamment dans le restaurant japonais Benihana), Mads Mikkelsen l’a bluffée.

Le risque de confier une tâche pareille, que seul·e·s quelques chef·fe·s dans le monde maîtrisent, à une personne qui n’a jamais fait ça avant, c’est la garantie de se retrouver avec un œuf qui explose sur le plan de travail, obligeant ainsi les équipes à tout nettoyer entre chaque prise. Un pari que la production, dont le budget et le planning étaient serrés, n’était pas prête à faire. Le jour du tournage, Janice Poon avait donc pris les devants en faisant venir deux chefs japonais sur le plateau, dans les starting-blocks pour jouer les doublures mains. C’était sans compter l’agilité naturelle de Mads Mikkelsen, réputé pour la corporalité de son jeu :

“Mads me demande ce qu’il doit faire, donc je lui explique : ‘Tu lances l’œuf en l’air, tu sors ta spatule, il se casse légèrement, tu tournes ton poignet et l’œuf tombe dans la poêle.’ Il me dit : ‘OK, laisse-moi essayer’, entre sur le plateau… et réussit du premier coup. Je l’ai accusé de s’être entraîné au préalable, et c’est là qu’il m’a annoncé avoir été jongleur dans le passé”, confie-t-elle à Business Insider.

© Apple TV+

De son côté, Toby Kebbell a également pu compter sur les conseils des experts Drew DiTomo et Marc Vetri, consultants culinaires sur Servant. Ils aident à la fois à concevoir les plats, à les intégrer dans les scripts et à les mettre en valeur à l’image. Ils font également office de coaches pour l’acteur. La maison qui sert de décor à la série a été créée de toutes pièces en studio et la cuisine y est parfaitement fonctionnelle : eau courante, four, hotte, gazinière… Tout est vrai. Toby Kebbell cuisine donc réellement des repas sur le plateau.

Puisqu’il s’agit d’un art où la précision est reine, il reproduit à l’identique les gestes qu’il a appris pour assaisonner, saisir une pièce de viande, vider un poisson ou faire une julienne de légumes. Il avait aussi à sa disposition une vraie cuisine de restaurant, à Philadelphie, où il pouvait s’entraîner les samedis. Pour les besoins du tournage, Nell Tiger Free devait goûter aux plats concoctés par Sean, tout comme Lauren Ambrose ou Rupert Grint, qui joue le frère de Dorothy. Problème, l’interprète de Leanne est végétarienne dans la vraie vie. Qu’à cela ne tienne, la production lui a mijoté des versions sans viande et nous n’y voyons que du feu !

© NBC

D’une série à l’autre, nous avons donc deux façons bien différentes de mettre en scène la nourriture. Hannibal, le prédateur, cherche à nous séduire. Celui qui a pour mantra “on est ce que l’on mange” prend un malin plaisir à engraisser et assaisonner ses invité·e·s dans le but de les manger à leur tour un peu plus tard – et il sait prendre son temps. Il tire une grande jouissance, en fin gastronome qu’il est, à regarder ses futures victimes consommer, sans le savoir, de la chair humaine.

Pour Sean Turner, il n’y a pas de volonté cachée. Quand il perd soudain le goût, il perd aussi l’appréciation de son propre travail, mais il est également débarrassé des limitations et des a priori conditionnés par des années de formation. Il se soustrait à la notion de “bon goût” pour explorer des associations culinaires plus audacieuses qu’il ne le ferait si son palais fonctionnait. Confus, il se demande si c’est une malédiction ou une bénédiction. Aussi révoltants leurs plats soient-ils, les deux séries nous réconcilient avec l’idée que le monstre, c’est peut-être aussi celui ou celle qui regarde ces scènes en salivant. Hannibal Lecter et Sean Turner ne sont décidément pas des foodies comme les autres.

Les trois saisons d’Hannibal ne sont malheureusement disponibles sur aucune plateforme SVOD chez nous. La saison 2 de Servant est actuellement diffusée sur Apple TV+.