Rencontre : avec ses filtres 3D, Inès Alpha invente le futur de la beauté

Rencontre : avec ses filtres 3D, Inès Alpha invente le futur de la beauté

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© Inès Alpha

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Par Apolline Bazin

Publié le

À force de jouer avec ses filtres sur Snapchat et Instagram, on a voulu parler avec celle qui nous transforme en beautés du turfu.

Elle vient d’être consacrée “leader de la révolution beauté en 3D” par Dazed Beauty. Elle crée des masques surréalistes pour Nike ou Zalando, et la Française était aussi invitée au Snapchat Submit 2019… Bref, tous les signes indiquent qu’Inès Alpha est une artiste à suivre de très près.

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“C’est un peu la période en ce moment, il y a plein de choses qui m’arrivent… C’est un peu overwhelming comme on dit en anglais”, nous dit-elle en souriant. Carré orange flashy, pommettes rosées et discrets triangles argentés au coin des yeux, mine enthousiaste : dans la vraie vie, Inès Alpha ressemble à un personnage d’anime japonais. Elle est une artiste-ninja de la 3D, une technique qu’elle a appris à maîtriser en autodidacte.

Après une école d’arts appliqués dans le cinéma d’animation, elle rêve de marcher dans les pas de Tim Burton. Elle travaille ensuite avec le duo Kuntzel+Deygas, puis fait l’Institut français de la mode en management. Plus tard, elle travaille dans une agence de publicité, où elle commence à collaborer avec le producteur de musique électronique Panteros666. C’est à ce moment-là qu’elle commence la 3D.

Depuis ce coup de foudre technologique, Inès Alpha sème les créations enchanteresses partout sur Internet. Ses créations défilent dans nos stories Snapchat ou Instagram, et la Française trentenaire rêve de voir son make-up numérique porté par tou·te·s.

Cheese | Est-ce que tu regardais beaucoup de dessins animés ou de mangas quand tu étais petite ? Quelles sont les œuvres qui t’ont marquée ?

Inès Alpha | J’ai regardé un petit peu de mangas, mais pas tant que ça. J’ai des influences japonaises parce que mes parents m’ont beaucoup emmenée là-bas. Ils travaillaient dans le vêtement et beaucoup avec le Japon. J’ai toujours bien aimé ce qui est kawaii.

Après, bien sûr, j’ai aimé les Miyazaki, Ghost in the Shell… Akira dans un autre registre ! Sailor Moon m’a mindfuck comme toutes les petites filles de mon âge… Tim Burton, L’Étrange Noël de Monsieur Jack ! Je cite ça à chaque fois, je le connais par cœur, c’est un chef-d’œuvre. Ça m’a donné envie de faire de l’animation. La Planète sauvage, que j’ai découvert beaucoup plus tard, a été une grosse influence pour le surréalisme et l’utilisation des couleurs.

D’où vient ce lien avec le monde de la musique ? Tu travailles avec Yelle, Panteros666, des artistes émergents…

Oui, ça a de l’importance, mais pas plus que tous les autres arts. Ça en a parce que ça accompagne énormément le visuel. Sur la plupart de mes vidéos de make-up 3D, je demande à Panteros de faire du sound design, ça donne vraiment vie. Ça amène une autre dimension, encore plus vraie.

Ensuite, le clip est un support incroyable pour s’exprimer visuellement. La musique apporte beaucoup d’émotions mais si tu sais l’accompagner avec un visuel, ça amène une dimension autre. C’est pour ça qu’avec Panteros, on a développé un set audiovisuel.

Est-ce que tu prépares tes dessins en t’inspirant des masques traditionnels, d’autres cultures ?

Quand j’ai commencé à travailler le maquillage 3D, les gens m’ont souvent posé la question de ce que je regardais, mais je ne suis toujours pas retournée au Quai Branly pour voir les expos ! Je ne suis pas à l’aise avec l’idée de prendre des choses d’une autre culture, à moins de faire une collaboration avec quelqu’un qui a une histoire d’un autre pays.

Sinon, je n’ai pas très envie de m’approprier des histoires que je ne connais pas. Ce que je vais regarder, à la limite, c’est peut-être des formes ou des placements de motifs auxquels je n’aurais pas pensé. Mais ce n’est pas direct.

Pour décrire ton travail, tu ne parles pas du tout de masque ?

Non, je n’aime pas trop cette appellation parce que pour moi, le but, ce n’est pas de cacher le visage. Pour moi, c’est quelque chose qui est là pour augmenter. Je veux que ça révèle une personnalité, que ça la rende plus folle ou plus bizarre, plus extraordinaire.

Est-ce qu’on peut dire que ton travail est futuriste ?

Je n’ai pas envie de dire que c’est futuriste parce que ce mot-là évoque plein d’images un peu clichées. Les voitures volantes, Minority Report, Black Mirror… Donc je ne veux pas les susciter directement. Pour moi, c’est ma vision du futur de la beauté.

Est-ce que le rêve, ce serait que tes créations aient une forme concrète ?

Alors je ne sais pas si je serai encore vivante quand ça existera ! Je pense que ça avance très vite. Dans ma vision de la beauté et dans mon maquillage 3D, mon premier objectif était de faire croire que c’était vrai. C’est pour ça que j’ai utilisé des vidéos en basse définition prises avec des téléphones, parce que la meilleure manière de retranscrire tout ça, c’était de voir quelqu’un se prendre en selfie. En haute définition, c’est distanciant, tu ne t’appropries pas les choses. 

Le premier medium d’application du maquillage 3D aujourd’hui, ce sont les filtres, et tout le monde peut le voir sur les réseaux, c’est déjà un truc de ouf. Ça existe depuis un an sur Instagram, deux ans sur Snapchat et la réalité augmentée existe depuis plus longtemps. La technologie avance vite.

Je pense que dans l’avenir, on va essayer d’intégrer la réalité augmentée plus près encore, et qu’on va enlever l’écran. On a déjà des Google Glass, et on n’aura plus d’écrans de téléphone qui coupent du monde. Je crois que bientôt, on aura des lentilles et on pourra voir le maquillage 3D avec nos propres yeux.

Ça prend combien de temps de créer, par exemple, ce que tu as fait avec la mannequin transgenre Munroe Bergdorf ?

Cinq jours. Ça peut aussi me prendre plus de temps parce que je vais expérimenter quelque chose que je n’ai jamais fait en 3D. Parfois, ça va me prendre trois jours parce que je sais exactement ce que je veux et je suis hyper fière de moi. Munroe, c’était une vidéo HD plus lourde à rendre, donc je suis obligée de faire tourner ma tour de PC toute la nuit chez moi.

La 3D, ça rend les images une par une. Tu peux aussi payer ce qu’on appelle “une ferme de rendu” où tu envoies ton fichier et les serveurs calculent les images pour toi. Une image peut mettre trois minutes à rendre, donc pour 20 secondes, tu rends 600 images. Les fermes de rendu peuvent te donner ces images en une demi-heure.

Les filtres ?

C’est un workflow différent. C’est du temps réel donc ton modèle est beaucoup plus léger, ce ne sont pas les mêmes textures. Une fois que tu le mets dans le logiciel 3D, c’est bon. C’est beaucoup plus de recherches que du temps passé en calcul ou rendu logiciel.

C’était comment d’être invitée au Snapchat Submit ?

Ils me soutiennent depuis qu’ils ont ouvert les filtres aux créateurs. C’est dans leur intérêt pour avoir du bon contenu, mais c’est chouette. Je me suis sentie vraiment chanceuse. Dans le Submit, ils présentent toutes les nouvelles technologies à la manière d’Apple et j’ai présenté mon travail, j’étais tétanisée. Je suis à l’aise en anglais mais quand même, je fais un dédoublement de personnalité, un genre de voyage astral où je me vois parler mais ce n’est pas moi [rires].

Est-ce que le monde de l’art est en retard par rapport aux créations 3D ?

Surtout en France, oui. À Londres, à Los Angeles, en Asie aussi, j’imagine il y a déjà plein d’expositions sur l’art numérique. Pas forcément dans les gros musées, quoi que, au Tate Modern, il y a eu une exposition sur les filtres récemment. Alors quand est-ce qu’on fait ça à Pompidou ? Heureusement qu’il y a l’EP7. Même la Gaîté Lyrique a fait de chouettes expos. Je connais plein d’artistes qui auraient aussi largement mérité d’être exposés chez eux. Il y a tellement d’artistes 3D, l’art numérique s’est énormément développé…

Je pense que la France est un peu frileuse, on est un peu conservateurs. Ça fait deux ans que je parle des filtres à tout le monde, à des agents pour développer mon travail, avec des marques, mais personne ne tilte. Les marques qui me contactent ne sont pas françaises. C’est vrai qu’il y a un peu de frustration sur ce point. Il n’y a pas de galeries, d’espaces d’exposition… C’est peut-être plus compliqué à monétiser, je n’en ai jamais parlé avec des galeristes.

Quand tu es exposée, c’est sous quelle forme ?

Je mets toutes mes vidéos à disposition, on fait la scénographie ensemble. On choisit s’il y a de l’interactivité. Je me suis renseignée, j’ai rencontré des gens qui font de l’impression 3D mais pour l’instant, je n’ai peut-être pas trouvé la bonne personne avec qui travailler. Et puis peut-être que tout d’un coup, tu n’as pas envie de voir cette réalité matérielle. Pour moi, la 3D, c’est intéressant parce que tu fais quelque chose qui n’existe pas.

Au final, c’est de l’art qu’on ne peut regarder que sur Internet aujourd’hui. Quel usage fais-tu des réseaux sociaux ?

C’est surtout une utilisation professionnelle, même si j’échange beaucoup avec des amis, des artistes que j’aimerais rencontrer. On peut dire plein de mauvaises choses sur Instagram pour plein de bonnes raisons, mais c’est de la visibilité.

Sans Instagram, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. Ça m’a permis d’avoir tous mes contacts, toutes les collaborations que j’ai pu faire. Ça n’a pas de prix. Ça me sert à suivre des artistes que j’aime bien, à poser des questions, parce qu’il y a une grosse communauté artistique très solidaire.

Facebook, je m’en sers un peu moins. Je l’utilise parce qu’il y a toute la communauté de développeurs de filtres. Mais pour mon discours sur la beauté, c’est important de savoir comment les gens s’exposent sur Internet, se mettent en avant.

Je vois de plus en plus de filles qui n’en ont rien à foutre d’être méga sexy, pas maquillées, avec des poils et je me dis qu’elles sont oufs, ces meufs. J’aimerais trop être comme ça et n’en avoir rien à foutre. Et ce sont des tendances.

Sur quoi est-ce que tu travailles en ce moment ? Tu travailles soit des formes très effilées, ou aquatiques, ou plus robotiques…

Ça dépend avec qui je travaille. À chaque fois que je fais un nouveau maquillage 3D, je fais une collaboration avec une autre artiste. J’aime bien les contraintes et m’inspirer de quelqu’un d’autre me sert de point de départ. C’est ce que j’aimais aussi dans la publicité, partir d’une histoire existante.

Au début, j’ai commencé avec mon visage, mais je tournais en rond, ça ne m’intéressait pas trop. Quand je fais une collaboration, je peux m’inspirer d’une personne, me demander quelle est sa personnalité, regarder son feed Instagram. Ça m’amène encore plus loin.

Est-ce qu’il y a des choses que tu aimerais voir se réaliser ?

Il y a tellement de choses qu’il faudrait inventer. Je sonne pessimiste, ce n’est pas bien. J’aimerais bien rendre mon maquillage 3D plus accessible, le faire sortir d’Instagram et des réseaux sociaux. Que les gens puissent choisir les couleurs, les textures, que ce ne soit plus juste mes compositions. Que l’on puisse s’amuser avec.