Retour sur le travail de Martine Franck, dont l’engagement force l’admiration.
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<span class="s1">Piscine conçue par Alain Capeillères, Le Brusc, été 1976. (© Martine Franck/Magnum Photos)</span>
Figure discrète, la photographe Martine Franck était également la partenaire de l’illustre Henri Cartier-Bresson, qui est entré durablement dans l’histoire. Son mari disait d’elle, avec humour, qu’elle n’était “pas faite pour le trottoir” à cause de sa timidité quand il s’agissait d’aller aborder les gens pour leur tirer le portrait. Franck, quant à elle, aimait dire que son œuvre était “à l’ombre d’un grand arbre”.
Et pourtant, aujourd’hui, elle a laissé d’importantes archives photographiques et fait partie de ces grandes “photographes chasseuses” humanistes, à l’exemple de Sabine Weiss. Malheureusement, son nom n’est pas aussi connu que celui de son mari, à l’instar d’une Gerda Taro restée dans l’ombre de son époux Robert Capa, dont elle inventa pourtant l’identité artistique.
Née en 1938 dans une famille de collectionneurs belges passionnés par la sculpture, et après avoir grandi en Angleterre et aux États-Unis, Martine Franck a su combattre avec audace sa timidité et aiguiser son œil au contact des œuvres d’art dénichées par ses parents. Cette femme libre découvre la photographie en 1963 lors d’un voyage en Extrême-Orient : “La photographie est apparue par hasard dans ma vie. J’ai obtenu un visa pour la Chine et mon cousin m’a prêté son Leica en me disant que j’avais beaucoup de chance et qu’il fallait que je rapporte des images”, confiait-elle au journaliste français Roland Quilici en 2007.
<span class="s1">Martine Franck photographiée par Henri Cartier-Bresson, Venise, Italie, 1972.</span> (© Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos)
Elle suit ensuite la troupe du Théâtre du Soleil, au côté de son amie d’enfance Ariane Mnouchkine, et plus tard, participe à la création des agences Vu et Viva. À Paris, elle assiste les photographes Gjon Mili et Eliot Elisofon, et travaille en indépendante pour de grands magazines américains comme Life, Fortune, Sports Illustrated, le New York Times et Vogue.
Ce n’est qu’en 1970 qu’elle épouse Henri Cartier-Bresson, “‘l’œil du siècle’ de 30 ans son aîné”, avec qui elle restera jusqu’à ce qu’il s’éteigne. Son mari lui apporte un soutien qui la pousse à suivre sa voie dans le monde de la photo. Elle devient alors membre photographe de l’agence Magnum, à ses côtés et aux côtés de peu de femmes photographes comme Eve Arnold, Susan Meiselas, Inge Morath et Marilyn Silverstone.
En 2003, elle fonde, avec le soutien de Cartier-Bresson et de leur fille Mélanie, la Fondation, au nom de son mari, pour conserver à jamais son travail et sa mémoire, “en poursuiv[ant] malgré tout la tradition familiale, celle du partage de l’art”. À sa mort en 2012, les archives de Martine Franck ont rejoint celles de sa Fondation, et elle a d’ailleurs insisté pour que celle-ci ne change pas de nom.
Un travail social et militant
Foyer de l’Armée du Salut, New York, 1979. (© Martine Franck / Magnum Photos)
Dans son travail, Martine Franck était tiraillée entre l’envie de documenter, de témoigner de problématiques sociales contemporaines, et son amour pour la composition. Ce tiraillement n’est que le reflet de l’éternel débat autour du métier de photojournaliste : comment concilier l’éthique et la recherche esthétique ? “Pour être photographe, il faut un bon œil, le sens de la composition, de la compassion et un sens de l’engagement”, disait-elle. Ce souci pour la composition s’observe dans chacun de ses clichés, à travers lesquels on sent qu’une grande attention est donnée aux lignes, à la géométrie et aux contrastes.
L’exposition, qui a lieu jusqu’au 10 février 2019, à la Fondation Henri Cartier-Bresson, revient sur son travail à travers un parcours chronologique, pensé du vivant de la photographe, main dans la main avec Agnès Sire, présidente de la Fondation. “Martine Franck voulait laisser apparaître la concomitance des composants de son quotidien, tenter le défilé d’une vie qui se voulait une petite pierre dans l’édifice de nos sociétés”, explique Agnès Sire. “Elle était révulsée par l’exclusion : celle des femmes, des Tibétains, de la vieillesse, des réfugiés, des habitants de Tory Island”.
Militante féministe, décorée du titre de Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur, Martine Franck ne photographiait pas sans s’engager pleinement, même si elle se tenait à distance du photojournalisme sensationnel et outrancier.
“Tout ne se photographie pas. Il y a des moments où la souffrance, la déchéance humaine vous étreignent et vous arrêtent […] Je me sens concernée par ce qui se passe dans le monde et impliquée dans ce qui m’entoure. Je ne veux pas seulement ‘documenter’, je veux savoir pourquoi telle chose me dérange ou m’attire et comment une situation peut affecter la personne concernée. Je ne cherche pas à créer une situation et ne travaille jamais en studio ; je cherche plutôt à comprendre, à saisir la réalité. J’ai trouvé dans la photographie un langage qui me convient”, racontait Martine Franck.
Tulku Khentrul Lodro Rabsel, 12 ans, avec son tuteur Lhagyel, monastère Shechen, Bodnath, Népal, 1966. (© Martine Franck/Magnum Photos)
Au milieu de ses reportages difficiles, surgit la beauté du quotidien : des enfants dans les rues, des oiseaux, des paysages, des vagues et des nuages, qui lui permettent de respirer face à la dureté de la misère sociale.
“J’ai toujours photographié des paysages, par plaisir, par besoin. Cette démarche est l’opposé de l’instantané, il faut d’abord prendre le temps de contempler, se ressourcer. C’est une forme d’exercice de méditation visuelle, devant des espaces inconnus marqués souvent par la main de l’homme. […]
Ce qui me frappe en photographie, c’est qu’il y a une envie de comprendre, de se comprendre. C’est une quête incessante de la vie”, déclarait Martine Franck.
Ainsi, l’exposition commence par des portraits de ses amis poètes, peintres, sculpteurs, écrivains, réalisateurs, philosophes, acteurs et photographes : Yves Bonnefoy, Balthus, Rebecca Horn, Leonor Fini, Ousmane Sow, Antoine Leiris, Hervé Guibert, Albert Cohen, Agnès Varda, Michel Foucault, Charles Denner, David Goldblatt, Saul Leiter et de son mari, plus intimement. “Le portrait, c’est toujours une nouvelle rencontre. Avant la prise de vues, j’ai le trac, puis peu à peu les langues se délient. Ce que je cherche à capter c’est la lumière dans l’œil, les gestes, un moment d’écoute ou de concentration − lorsque précisément le modèle ne parle pas”, détaillait Martine Franck à propos de sa pratique du portrait.
Quartier de Byker, Newcastle upon Tyne, Royaume-Uni, 1977. (© Martine Franck/Magnum Photos)
L’exposition glisse progressivement vers les événements sociaux auxquels Martine Franck a assisté : contre le racisme en 1992, la grève de l’usine Renault en 1968, les mouvements féministes en soutien à la loi Veil pour l’avortement en 1979. À la mort de Charles de Gaulle en 1970, elle immortalise ses funérailles.
Une grande partie se consacre à ses nombreux voyages qui appellent à la contemplation dans un jeu de clair-obscur : en Inde, au Royaume-Uni, en Italie, au Japon, en Espagne, aux États-Unis, ou encore au Népal. L’humain est la plupart du temps au centre de son attention, même si elle s’adonne à quelques exercices de scènes abstraites et sculpturales. Au Tibet, elle photographie les moines et les lamas tibétains, dont le regretté Kalou Rinpoché.
Durant toute sa carrière, elle a documenté les milieux pauvres, comme les hospices − dans lesquels elle immortalise des personnes âgées avec justesse et dignité –, les foyers de l’Armée du Salut, les mendiants et “les travaux abêtissants” donnés aux femmes comme les femmes de ménage, les employées de banque, les mannequins et strip-teaseuses.
Plage, village de Puri, Inde, 1980. (© Martine Franck/Magnum Photos)
“Tory Island, l’île sans trésor”
Son reportage en Irlande, réalisé à Tory Island, une terre peuplée de 130 habitants plongés dans une misère sociale déchirante, marque les esprits. Là-bas, il n’y a ni hommes de loi, ni représentants du gouvernement, ni maire ; seul un “roi porte-parole”, élu par consensus général, règne sur le “royaume […] le plus pauvre et le plus démuni du monde occidental”.
Ce royaume souffre essentiellement du chômage et de l’abandon : hormis quelques pêcheurs – dont l’activité ne rapporte plus assez depuis l’interdiction de la pêche au saumon –, les quelques employés de la Poste, le petit hôtel, l’épicerie du coin et la coopérative.
De ce fait, elle a suivi le quotidien bouleversant de cette communauté gaélique et ses photographies laissent entrevoir le monde précaire dans lequel ils vivent. Malgré cela, il se dégage tout de même un sentiment d’insouciance de vivre, une résignation. Et beaucoup d’empathie, sentiment que Martine Franck utilise comme une devise.
Tory Island, comté de Donegal, Irlande, 1995. (© Martine Franck/Magnum Photos)
Ballymun, quartier nord de Dublin, Irlande, 1993. (© Martine Franck/Magnum Photos)
Exposition sur Martine Franck, à voir à la Fondation Henri Cartier-Bresson, dans son nouvel espace d’exposition au 79 rue des Archives à Paris (3e arrondissement), jusqu’au 10 février 2019.