“Lâcher” le nom d’une fille le matin et récupérer ses photos intimes le soir. Sur des comptes dédiés sur Snapchat ou Telegram, de plus en plus de mineures se retrouvent “fisha” (affichées), une forme de revenge porn version adolescente qui inquiète parents et enseignants.
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Le 8 mars 2021, Alisha, 14 ans, victime de harcèlement, est morte noyée dans la Seine après avoir été violemment frappée par deux camarades. Quelques jours plus tôt, son téléphone avait été piraté et des photos d’elle en sous-vêtements largement diffusées sur Snapchat.
Ce drame a remis en lumière ce type de pratique, de plus en plus répandu. Comme Alisha, Julie* (qui a préféré rester anonyme) a également été “fisha”. En quelques jours, “j’étais devenue la grosse pute du lycée”, témoigne la jeune fille, à qui on a volé des photos publiées sur les réseaux sociaux.
“Ce phénomène est apparu en masse à partir du premier confinement, où les échanges entre ados se cantonnaient au virtuel”, explique Maeva Janvier, une des fondatrices du collectif Stop Fisha, qui lutte contre le cybersexisme. Le principe ? “Une personne cite le nom d’une fille le matin dans un groupe fermé sur Instagram, Snapchat ou Telegram. En fin de journée, son adresse, le nom de son établissement vont circuler” et “des photos dénudées vont tourner pour l’humilier”, détaille la militante féministe.
“C’est le schéma du revenge porn, où un mec envoie les photos de son ex sans son accord. Parfois, des filles le font, mais c’est une pratique quasi exclusivement masculine”, précise Shanley Clemot MacLaren, qui traque les comptes “fisha”. Certains d’entre eux peuvent être suivis par 300 000 personnes et s’organisent par département (“fisha92”, “fisha93″…) ou par établissement scolaire.
“Très humiliant”
Ce type de vengeance est passible de deux ans de prison et “peut détruire une fille, conduire au suicide”, dénonce Shanley Clemot MacLaren. “Quand on est mineure, on se referme dans la honte.” Julie* confie avoir reçu “en masse des messages très humiliants”. “J’ai ressenti le dégoût de moi”, ajoute la jeune fille, originaire de Seine-et-Marne.
“‘Mes amis’ ont tous arrêté de me parler, j’ai bien vu les regards dans les couloirs du lycée qui changeaient.” Notamment ceux des garçons. Après la diffusion des photos, “j’ai subi des attouchements dans un bus”, confie Julie, qui a eu “honte de porter plainte” et ne s’est pas confiée à ses parents.
Aujourd’hui âgée de 18 ans, elle ne s’est jamais confrontée à son agresseur “de peur qu’il publie encore des photos de moi”. “La honte doit changer de camp !” est devenu le mot d’ordre de Stop Fisha, qui réunit une vingtaine de jeunes femmes dont certaines victimes de harcèlement.
Au quotidien, elles signalent les “fisheurs” qui pullulent sur la Toile. Ce travail fastidieux permet de fermer certains comptes, mais difficilement. Des groupes peuvent exister pendant des mois en toute impunité, regrette Maeva Janvier. La jeune bénévole apporte un soutien aux adolescentes pour “la grande majorité isolées” qui n’osent pas parler à un adulte.
Adultes dépassés
“Une ancienne camarade de lycée m’a appelée à 4 heures du matin, elle avait une lame [un couteau]”, raconte Maeva, pour qui “le plus dur est de faire accepter la plainte” par la police, qui “nous décourage car on ne retrouvera jamais les auteurs”. Le phénomène “ne va cesser d’augmenter”, s’inquiète pour sa part l’avocate Rachel-Flore Pardo, cofondatrice de Stop Fisha. “La drague, la séduction et la sexualité des jeunes passent désormais par les réseaux.”
Sur Internet, il existe “une sorte d’immunité”, estime Pardo. “On ne tolérerait pas ce qui se passe dans le virtuel dans la vraie vie. Imaginez que je placarde la photo d’une personne nue dans un restaurant.” Pour l’avocate, il est “essentiel de prendre au sérieux les plaintes”, de “former les policiers et les magistrats au cyberharcèlement” mais aussi de “sensibiliser les jeunes à ces dangers, dès le collège”.
De nombreuses personnes adultes se sentent dépassées par ce phénomène. “On ne maîtrise pas lorsqu’il s’agit de harcèlement virtuel”, reconnaît Raphaël, professeur d’histoire-géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis. “On aimerait les aider, ces filles pensent que leur monde s’écroule.”
“On essaye de surveiller les téléphones. Je parle tous les jours à mes filles mais on ne contrôle pas tout”, résumait Sonia, une mère qui élève seule trois adolescents, lors de la marche blanche organisée à Argenteuil (Val-d’Oise) à la mémoire d’Alisha. “Je suis touchée, effrayée et dépassée par ce qui se passe entre les ados.”
Avec AFP.