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Dans les 70’s, JEB photographiait les lesbiennes, toutes les lesbiennes

Dans les 70’s, JEB photographiait les lesbiennes, toutes les lesbiennes

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© JEB (Joan E. Biren)

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Par Lise Lanot

Publié le

Rencontre avec une photographe qui a lutté pour rendre visibles les combats des lesbiennes.

42 ans après l’immense succès de ses premières impressions, Eye to Eye: Portraits of Lesbians est réédité. À sa sortie en 1979, le livre photo était l’un des premiers (si ce n’est le premier) à montrer un florilège de portraits de lesbiennes parce qu’elles étaient lesbiennes et fières. Révolutionnaire pour l’époque, l’ouvrage présentait enfin les lesbiennes autrement que par le prisme d’un regard masculin érotisant ou exotisant.

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Grâce au travail de JEB, lesbienne elle aussi, elles y étaient représentées dans toute leur pluralité et diversité, pour les exposer dans le paysage médiatique alors qu’elles constituaient à cette époque “une communauté cachée et invisible”. La photographe souhaitait ouvrir le champ des possibles et montrer, en images, qu’il n’y avait pas qu’une seule façon d’être lesbienne.

“Pagan et Kady”, Monticello, New York, 1978. Photo tirée de “Eye to Eye: Portraits of Lesbians”, publié aux éditions Anthology. (© JEB – Joan E. Biren)

Réalisé en huit ans, le livre est le résultat des voyages de JEB, partie à la recherche de lesbiennes aux quatre coins des États-Unis, afin que toutes les lesbiennes puissent se reconnaître dans ce panorama, se voulant le plus exhaustif possible. Ses images en noir et blanc sont accompagnées de quelques lignes des participantes, sous forme de poèmes ou de témoignages.

Le livre se dévoile comme un carnet de voyage, ode à l’amour, aux personnes invisibilisées et à la force, au courage féministe. Si JEB l’a à l’origine pensé à destination des lesbiennes, elle espère qu’il servira aujourd’hui aussi à d’autres, à celles et ceux qui ont besoin de “voir et comprendre les personnes qui ont été marginalisées”. Nous avons eu la chance de poser quelques questions à la photographe, pour célébrer le retour de ce livre événement.

“Gloria et Charmaine”, Baltimore, Maryland, 1979. Photo tirée de <em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians,</em> publié aux éditions Anthology. (© JEB – Joan E. Biren)

Konbini arts | Bonjour JEB. Peux-tu nous raconter comment tu as commencé la photo ?

JEB | Au début des années 1970, je venais de terminer mes études à l’université d’Oxford et, quand je suis rentrée [aux États-Unis, ndlr], je suis devenue membre des Furies, un collectif féministe lesbien radical. En partie parce que j’étais très bonne argumentatrice ; les femmes du collectif m’ont convaincue de trouver un moyen d’expression que je n’aurais pas appris dans les institutions privilégiées et dominées par les hommes dans lesquelles j’avais été éduquée. Je ne me trouvais de fibres ni artistiques, ni musicales, donc la photographie m’est apparue comme le meilleur choix. Je me la suis enseignée seule, grâce à un cours par correspondance et un petit boulot au magasin spécialisé du coin.

“Je voulais être photographe parce que j’avais besoin de voir des images de lesbiennes.”

Qu’as-tu commencé à photographier ?

Des lesbiennes. Je voulais être photographe parce que j’avais besoin de voir des images de lesbiennes. C’était un besoin tout à fait viscéral. Je voulais un reflet de ma réalité. Je pense que chaque personne veut avoir des représentations fidèles à qui elle est.

La plupart des photographes appartiennent à des communautés visibles. Ils photographient leur voisinage, leur famille ou leur lieu de travail. Je n’avais pas ça. Nous étions une communauté cachée, invisible. Les lesbiennes se réunissaient majoritairement dans les bars, où la photographie n’était pas la bienvenue. Les bars étaient un espace protégé, privé, où on pouvait révéler notre vraie nature tandis qu’on devait se la jouer hétéro en public, par mesure de précaution.

“Jane Willits”, Californie, 1977. Photo tirée de “<em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians”,</em> publié aux éditions Anthology. (© JEB – Joan E. Biren)

Quand j’ai commencé la photo, c’était avec l’objectif conscient et singulier de propulser dans le monde davantage d’images authentiques de lesbiennes, pour que d’autres lesbiennes puissent les voir. Tout ce qui m’intéressait, c’était de faire des images de lesbiennes qui seraient publiées.

J’avais créé mes propres formulaires, qui m’autorisaient à publier les images en précisant que la personne photographiée était lesbienne. Si une personne ne voulait ou ne pouvait le signer, je ne la photographiais pas. Je finançais tout moi-même et je ne pouvais pas me permettre de perdre de la pellicule pour des images qui n’allaient pas être imprimées dans les magazines de l’époque.

“Les représentations de lesbiennes qui existaient […] étaient majoritairement ce que j’appelle des ‘fausses lesbiennes’, toutes blanches, jeunes, minces et romancées.”

L’objectif de Eye to Eye était donc dès le départ de présenter une série de portraits de lesbiennes ?

Les représentations de lesbiennes qui existaient quand j’ai publié Eye to Eye étaient majoritairement ce que j’appelle des “fausses lesbiennes”, toutes blanches, jeunes, minces et romancées par des photographes tels que David Hamilton. Sinon, il y avait aussi les lesbiennes démons, vampires et tous les autres stéréotypes de monstres venant des pornographes. Comme il m’était impossible de trouver des images authentiques de lesbiennes qui s’assument, j’étais déterminée à les créer.

“Priscilla et Regina”, Brooklyn, New York, 1979. Photo tirée de “<em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians”,</em> publié aux éditions Anthology. (© JEB – Joan E. Biren)

Je savais que ce serait le premier livre en son genre. Je voulais que le livre soit aussi inclusif que possible pour que le plus de lesbiennes possibles y trouvent un reflet d’elles-mêmes, de leurs amies, de leurs amantes. Cela signifiait qu’il fallait que je sorte de ma communauté pour chercher des femmes que je ne connaissais pas et leur demander si elles acceptaient de poser pour un livre sur les lesbiennes. Mon aventure consistait à trouver ces lesbiennes.

Et comment les trouvais-tu ?

On parle d’une époque sans Internet, je trouvais souvent les lesbiennes que je voulais photographier grâce au bouche-à-oreille. Je voyageais beaucoup et je demandais à des amies d’amies de m’aider à trouver des lesbiennes de la classe ouvrière, de milieux ruraux ou ayant des enfants, où que j’aille.

Quand je rencontrais pour la première fois une lesbienne qui pensait accepter de se faire photographier, je n’apportais pas tout de suite mon appareil photo. On commençait par parler de ce que je faisais, de pourquoi je voulais le faire et pourquoi je pensais qu’elles seraient un ajout parfait au projet. Si elles acceptaient, on planifiait une heure et un lieu pour prendre les images. Je voulais les photographier de façon honnête, et je pense que c’est ce qu’elles voulaient elles aussi.

“Lori et Valerie”, Washington, 1978. Photo tirée de “<em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians”,</em> publié aux éditions Anthology. (© JEB– Joan E. Biren)

“Je voulais que le livre soit aussi inclusif que possible pour que le plus des lesbiennes possibles y trouvent un reflet d’elles-mêmes, de leurs amies, de leurs amantes.”

Comment Eye to Eye a-t-il été reçu à l’époque de sa publication, en 1979 ? En quoi était-il révolutionnaire ?

Ce livre était fait pour les lesbiennes. Il était révolutionnaire parce qu’il était le tout premier ouvrage photographique aux États-Unis (et probablement dans le monde) fait par une lesbienne, montrant des lesbiennes avec leurs noms et leurs visages, et portant le mot “lesbienne” en couverture. Il a été reçu avec énormément d’excitation et de reconnaissance.

Le premier tirage à 3 000 exemplaires a été épuisé en cinq mois. C’est beaucoup, pour n’importe quel livre photo. Le deuxième tirage a été épuisé presque aussi rapidement. Il était numéro un sur la liste des meilleures ventes LGBT, devant Larry Kramer et Andrew Holleran. J’ai reçu des lettres venant de partout dans le monde disant des choses comme “vos photos ont touché l’endroit le plus profond de mon désespoir” ou “vos photos sont si audacieuses qu’elles m’apportent autant de réconfort que de peur”.

“Mabel”, New York, 1978. Photo tirée de “<em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians”,</em> publié aux éditions Anthology. (© JEB – Joan E. Biren)

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de le rééditer ?

Je n’ai jamais voulu qu’il soit épuisé. Quand les éditions Anthology ont décidé de lancer une réimpression de Eye to Eye, j’étais aux anges. Je suis ravie que mon travail, dans cette belle édition reliée toute neuve, soit facilement accessible. La représentation est importante, pas seulement pour les personnes qui ont été effacées et ignorées, mais aussi pour que les autres voient et comprennent les gens qui ont été marginalisés.

J’espère que toutes sortes de personnes trouveront ces images lumineuses et pleines d’énergie. Eye to Eye montre que les lesbiennes des années 1970 étaient bien vivantes, fortes et belles. Cela donne aux lesbiennes d’aujourd’hui un regard en arrière sur leur propre histoire.

“Il s’agit de se battre pour la justice sociale.”

Selon toi, qu’est-ce qui a changé dans les représentations LGBTQ+ depuis 1979 ?

Après une longue histoire d’invisibilisation médiatique, les représentations LGBTQ+ sont en légère hausse. Mais la plupart d’entre nous est encore sous-représentée. On voit majoritairement des hommes blancs, hétérosexuels et de classe moyenne dans les médias de masse. Cela doit changer pour inclure toutes les personnes racisées, les personnes transgenres et non-binaires, les personnes grosses, pauvres, handicapées, vieilles et immigrées.

On doit avoir des représentations qui soient de vrais reflets des gens de notre société, sachant que la communauté LGBTQ+ inclut des personnes de toutes les démographies. Et il ne s’agit pas que de représentation. Il s’agit de se battre pour la justice sociale. On doit changer les systèmes racistes, sexistes et capitalistes qui tirent profit de l’exclusion de tant de personnes d’une représentation juste et de l’égalité des libertés.

“Darquita et Denyeta”, Alexandria, Virginie, 1979. Photo tirée de “<em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians”,</em> publié aux éditions Anthology. (© JEB – Joan E. Biren)

Que veux-tu transmettre à travers ton travail ?

On sait que la représentation est puissante non seulement parce qu’elle “représente” le monde mais aussi parce qu’elle aide à le construire. Eye to Eye permettait ça aux lesbiennes : de se voir différemment, de s’imaginer une vie meilleure. Si tu ne peux visualiser quelque chose de mieux, tu ne peux pas te battre pour le changement. Si tu vois une lesbienne qui est mère, qui est noire, qui est mécanicienne et que tu ne t’étais jamais imaginé que c’était possible, alors la photo peut te donner le courage d’oser devenir ce que tu veux.

Voir quelque chose qu’on ne pouvait même pas s’imaginer peut nous pousser à tant le désirer qu’on voudra agir. Adrienne Rich appelait les poèmes révolutionnaires des “mèches pour le désir”. Je veux que mes images soient, elles aussi, des “mèches pour le désir”, qu’elles fassent de l’idée du désir quelque chose d’irrésistible.

“Si tu vois une lesbienne qui est mère, qui est noire, qui est mécanicienne et que tu ne t’étais jamais imaginé que c’était possible, alors la photo peut te donner le courage d’oser devenir ce que tu veux.”

Quels conseils donnerais-tu à un·e photographe en herbe ?

N’arrête pas de photographier parce que tu te sens découragé·e, que ce soit parce que tu es démotivé·e ou parce que ton travail n’est pas reconnu. Ces deux choses me sont arrivées. Quand j’ai perdu l’inspiration et me suis sentie bloquée, j’ai pris des photos de fenêtres emmurées, comme une image de cet enfermement intérieur que je ressentais.

Ça a duré quelque temps. Puis j’ai réussi à de nouveau m’ouvrir. Pendant le plus gros de ma “carrière” de photographe, j’ai eu du mal à vivre de mon travail et n’ai reçu quasiment pas d’encouragement hors de mon cercle proche. Maintenant, mon travail est de plus en plus connu et estimé. Si tu aimes la photo, n’abandonne pas. On ne sait jamais de quoi sera fait demain donc il faut continuer coûte que coûte.

“Dyke. Autoportrait”, Virginie, 1975. Photo tirée de “<em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians”,</em> publié aux éditions Anthology. (© JEB – Joan E. Biren)

Couverture de “<em>Eye to Eye: Portraits of Lesbians”,</em> de JEB, publié aux éditions Anthology.

Eye to Eye – Portraits of Lesbians, de JEB, est disponible en pré-commande aux éditions Anthology. Il sera mis en vente à partir du 23 mars 2021.