Antiquités pillées : ce marché noir devenu massif depuis les Printemps arabes

Antiquités pillées : ce marché noir devenu massif depuis les Printemps arabes

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© Alexander Schimmeck/Unsplash

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Par Konbini arts

Publié le

Les pays fragilisés par la guerre sont devenus de "véritables supermarchés à ciel ouvert".

L’enquête sur un vaste trafic d’antiquités pillées au Proche et au Moyen-Orient, impliquant un ancien président du musée du Louvre, lève le voile sur ce commerce illicite devenu “massif”, accru depuis les Printemps arabes, selon des spécialistes interrogés par l’AFP.

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Au cœur de ce trafic : des objets pillés sur des sites archéologiques dont des nécropoles, “véritables supermarchés à ciel ouvert” dans “des pays en guerre ou instables politiquement” comme la Syrie, l’Irak ou l’Égypte, mais “aussi en Amérique latine et en Afrique”, détaille à l’AFP Vincent Michel, professeur d’archéologie de l’Orient à l’Université de Poitiers.

Cet expert dans la lutte contre le trafic illicite des biens culturels décrit une “chaîne sophistiquée” : depuis les pays sources, via des zones de transit (Asie, pays du Golfe, État d’Israël et Liban) vers des pays de destination (anglo-saxons et européens mais aussi de plus en plus Russie, Japon, Chine ou pays du Golfe) qui abritent les acheteur·se·s, de nombreux musées et projets institutionnels.

“Ce trafic, né des fouilles clandestines et aggravé par la paupérisation, croît depuis les Printemps arabes de 2011”, souligne le spécialiste, qui intervient régulièrement à l’Unesco. “On ne peut plus le minimiser.” Le sujet a fait les gros titres ces derniers jours après la révélation d’une enquête sur un important trafic d’antiquités, dans laquelle Jean-Luc Martinez, un ex-président du Louvre, a été mis en examen. Le Louvre Abu Dhabi et le musée de Louvre ont annoncé se constituer partie civile dans cette affaire.

Les fouilles clandestines en hausse

“Impossible à chiffrer” précisément, le trafic mondial d’antiquités porterait sur “des dizaines voire des centaines de millions” d’euros. “Le marché de l’art légal a un chiffre d’affaires de près de 63 milliards de dollars annuel et les trafiquants se disent qu’il y a de l’argent à se faire”, souligne M. Michel, qui forme les services spécialisés de police, de justice et des douanes.

Ce commerce illicite “alimente la petite délinquance comme le grand banditisme”, met-il en garde. “Connecté aux trafics de stupéfiants et d’armes, il s’inscrit dans une criminalité organisée polymorphe de blanchiment de capitaux”, qui “sert les mafias, narcotrafiquants et groupes terroristes”.

En Égypte, où circulent aussi quantité de faux, on est passé de 1 500 fouilles clandestines par an à 8 960 en 2020, indique l’expert. Les œuvres pillées sont en parfait état de conservation en raison du climat aride, comme au Mexique, relève-t-il. Les pilleur·se·s ont notamment recours à des détecteurs de métaux, pour cibler en priorité l’or, l’argent et le bronze.

Selon Xavier Delestre, conservateur régional de l’archéologie à la Direction régionale des affaires culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur, où “le pillage des sites archéologiques locaux s’est aggravé”, les services de l’État sont aussi confrontés à “un trafic de biens culturels en provenance de l’étranger”, d’Afrique et d’Amérique latine, notamment.

Il s’agit “d’œuvres d’art de très haute valeur marchande qui vont échouer dans les ports francs [sites de stockage où les œuvres transitent sans être taxées] et réapparaître avec une fausse histoire, puis être réintégrées dans le marché licite ; ou d’objets de moindre valeur circulant en masse à partir des réseaux sociaux vers des sites de vente en ligne”.

Une atteinte “irréversible” au patrimoine

Les faussaires sont d’une “ingéniosité incroyable pour blanchir les objets pillés en mélangeant les informations fausses et vraies, inventant des pedigrees, fabriquant de faux documents d’exportation ou factures d’achat, afin de masquer l’origine illicite”, précise M. Michel.

Une fois réintroduit dans le marché légal, “un objet pillé est presque indétectable”. Cette “criminalité transnationale nourrit une économie de prédation qui intéresse notre sécurité nationale. C’est aussi une atteinte au patrimoine irréversible car un objet pillé, sorti de son contexte, perd toute valeur scientifique”, déplore-t-il.

Internet a aggravé le phénomène en raison de “l’anonymat”, de “la multiplication des sites de vente”, des “innombrables moyens de blanchiment” et de la “faculté d’adaptation” des trafiquant·e·s, selon les deux experts.

Le pillage fait des victimes dans des pays fragilisés

Les revendeurs d’antiquités pillées dans les zones de conflits doivent être poursuivis pour complicité de crimes de guerre et financement du terrorisme, réclame la fondation Clooney pour la Justice, fondée par George et Amal Clooney.

“Le commerce illégal d’antiquités n’est pas un crime qui ne fait pas de victimes”, a affirmé Anya Neistat, la directrice juridique de The Docket, un programme de cette fondation spécialisée dans la lutte contre les violations des droits humains, en présentant à Washington une enquête de deux ans sur le trafic des trésors culturels pillés en Irak, en Syrie, au Yémen et en Libye, puis revendus aux États-Unis et en Europe.

Ces trafics, contrôlés par les groupes armés comme l’organisation État islamique ou l’ex-branche syrienne d’Al-Qaïda, Hayat Tahrir al-Cham, permettent à ces derniers d’acheter des armes et de financer des actes de guerre ou des attentats, a indiqué Anya Neistat.

L’organisation État islamique, qui a contrôlé de larges pans de territoire en Syrie et en Irak entre 2011 et 2016, avait ainsi créé un sous-ministère dédié aux antiquités, qui accordait des licences aux pilleurs de sites archéologiques et prélevait des taxes sur les ventes de pièces, a-t-elle expliqué.

Un crime de guerre

Le pillage est considéré comme un crime de guerre par les Conventions de Genève, le Statut de Rome ayant instauré la Cour pénale internationale et le Conseil de sécurité de l’ONU, a souligné une avocate de la Fondation Clooney, Manel Chibane. Les pièces volées transitent par la Turquie, le Liban, l’Europe de l’Est ou la Thaïlande pour être écoulées par des marchand·e·s d’art ou lors de ventes privées, notamment en ligne.

Actuellement, la majorité des œuvres retrouvées est saisie et rendue aux pays où elles ont été pillées, mais les revendeurs ne sont poursuivis que pour des infractions, pas des crimes de guerre, selon l’ONG. Face à des réseaux très organisés et un marché de l’art peu régulé, les poursuites pénales pour crime grave “sont un élément fondamental pour casser le cycle” du trafic “et faire en sorte que le marché d’arrivée soit démantelé pour créer une dissuasion suffisante qui stoppera les pillages”, a affirmé Anya Neistat.

Ce rapport intervient dans le cadre de l’enquête au Louvre ; cinq pièces égyptiennes, en possession du Metropolitan Museum de New York mais potentiellement issues d’un pillage, ont récemment été saisies par la justice états-unienne.

Konbini arts avec AFP.