3 photographes ukrainiens qui documentent la guerre dans leur propre pays

3 photographes ukrainiens qui documentent la guerre dans leur propre pays

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© Evgeniy Maloletka/Associated Press

Ils s’appellent Evgeniy, Mstyslav et Sergei. Leurs photos d’un père effondré sur la dépouille de son fils et d’un couple portant le cadavre de leur bébé ont fait le tour du monde.

Couvrir une guerre dans son propre pays affecte “l’âme, le cœur” et pour les photographes ukrainien·ne·s qui ont témoigné des derniers moments de Marioupol ou du massacre de Boutcha, il n’y a pas d’autre chez soi où récupérer. La mission continue.

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Evgeniy Maloletka et Mstyslav Chernov ont été les premiers et les derniers journalistes à Marioupol, ville portuaire massivement bombardée. Du 23 février au 15 mars, ils ont, coûte que coûte, transmis au monde leurs images depuis les ruines de cette ville de 400 000 habitant·e·s.

Après le bombardement d’une zone résidentielle, un militaire ukrainien prend une église en photo. Marioupol, Ukraine, 10 mars 2022. (© Evgeniy Maloletka/Associated Press)

“Ces vingt jours ont été comme un seul long jour sans fin, de pire en pire”, a confié à l’AFP Evgeniy Maloletka, 35 ans, photographe pour l’agence Associated Press, toujours dans son pays où “il n’y a pas de temps pour se remettre, comme d’autres journalistes qui passent un mois, puis rentrent chez eux”.

“De tout ce que j’ai couvert, ce fut de loin le plus dangereux, sans aucun site où se mettre en sécurité”, confie Mstyslav Chernov, 37 ans, photographe de formation et vidéaste pour la même agence, selon lequel “on ne récupère pas d’une telle histoire, on continue !”

Leurs photos poignantes de l’hôpital et de la maternité, d’un père effondré sur la dépouille ensanglantée de son fils, d’un couple en larmes portant le cadavre de leur bébé, des regards angoissés dans les abris antibombes, sont exposées à Visa pour l’image jusqu’au 11 septembre à Perpignan.

Lors d’une séance d’entraînement organisée dans une usine abandonnée, un instructeur militaire forme des civil·e·s armé·e·s de kalachnikovs en bois. Kiev, 30 janvier 2022. (© Sergei Supinsky/AFP)

Inquiétude et insomnies

Les images de Sergei Supinsky, des cadavres de civil·e·s dans les rues de Boutcha en mars, appuient à l’ONU la dénonciation des crimes de guerre. Âgé de 66 ans, il a commencé à couvrir l’Ukraine dès l’indépendance en 1991 pour EPA, puis pour l’AFP. Une rétrospective de son travail sur les soubresauts qu’a traversés son pays est également présentée à Visa pour l’image.

“Quand on couvre d’autres pays que le sien, c’est comme si ce n’était pas réel. Mais quand c’est chez soi, on ressent la peine, dans l’âme, le cœur. Le cerveau réagit différemment. Je fais de sévères insomnies”, admet ce vétéran, cherchant ses mots. “C’est difficile de parler. Tout ce que je pourrais dire, je l’exprime par mes photos.”

Mstyslav Chernov, aguerri en Syrie, à Gaza, au Nagorny Karabakh, en Libye, en Afghanistan, est touché par l’impact du conflit sur des lieux familiers comme son ancienne école à Kharkiv. “Ou quand j’ai vu un mort devant la maison que j’habitais étant étudiant. Et puis bien sûr, on s’inquiète pour ses proches, ses amis, pour son pays.” Tous trois ont couvert ces huit dernières années ayant mené à cette guerre annoncée, depuis la révolution de Maidan en 2014.

Un instructeur de l’Armée rouge soviétique passe les rangs en revue dans une base militaire. Le Parlement ukrainien a décidé de créer sa propre armée et a demandé à être impliqué dans toute prise de décision concernant les armes nucléaires soviétiques en Ukraine. Kyiv, 29 octobre 1991. (© Sergei Supinsky/EPA)

La frustration de ne pouvoir transmettre

“Quand les derniers journalistes sont partis de Marioupol, nous avons compris que nous étions la seule source” sur place, ajoute Evgeniy Maloletka, dont les parents déplacés de Berdiansk vivent chez lui à Kyiv. “Nous mangions une seule fois par jour et, faute d’eau courante, il fallait faire le choix de risquer sa vie, courir dehors mettre un seau à chauffer sur le feu pour faire fondre la neige, ou ne pas se laver”, sourit Mstyslav Chernov.

Mais “le pire c’est d’être sans Internet, d’avoir des images très fortes qu’on ne peut envoyer” parce que les lieux où se connecter sont détruits, que la connexion “est si lente qu’il faut trois téléphones et attendre six heures pour transmettre deux minutes de vidéo” par tronçons de dix secondes, raconte-t-il.

Pendant les bombardements, les habitant·e·s s’abritent dans la cave. Marioupol, Ukraine, 12 mars 2022. (© Mstyslav Chernov/Associated Press)

Déterminé à “raconter l’histoire en entier”, il prépare un documentaire, Vingt jours à Marioupol, avec ce qu’il a filmé de cet enfer, dont il a fallu sortir pour ne pas y mourir. “Une famille nous a pris en voiture pour passer les checkpoints russes. Ils ont risqué leur vie pour nous aider !”

Ces trois photographes ukrainiens sont conscients du “défi de garder la distance parce qu’en tant que journalistes, c’est notre devoir”, ajoute Mstyslav Chernov, qui vivait en Allemagne et qui a regagné son pays au début de l’offensive.

Sergei Supinsky aimerait faire “comprendre que ce n’est pas juste une guerre Ukraine-Russie. Si la Russie prend l’Ukraine, elle prendra d’autres pays. Beaucoup se fendent seulement de blablabla, de mots vides. Il faut mettre fin à cette guerre pas seulement pour nous, mais pour le reste du monde.”