L’automne dernier, l’Institut pour la photographie de Lille présentait sa toute première exposition. Malgré les difficultés liées à l’épidémie du Covid-19, l’imposante bâtisse qui abritait autrefois un lycée professionnel assied sa place de lieu incontournable de la photographie dans la métropole lilloise.
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L’institut met en regard des séries réalisées autour d’un thème précis. Après une exposition dédiée aux détails extraordinaires du quotidien l’année dernière, ce sont dix expositions (réalisées par une vingtaine d’artistes) que le centre propose de découvrir jusqu’au 15 novembre prochain.
Cette fin d’année est dédiée au thème des enquêtes photographiques, ou comment “la photographie contribue à développer un autre regard sur l’actualité, l’enquête, l’histoire ou encore un territoire”. La photo est ainsi montrée comme un outil actif au service d’un but informatif, qu’il soit documentaire ou esthétique (et souvent les deux).
“Je suis d’ici”, 2019. (© Bertrand Meunier)
Des statistiques aux histoires personnelles
Une première illustration de la forme que peut prendre l’enquête photographique est présentée dans l’exposition “Réalités données”. Elle regroupe six séries de photographes internationaux·les et d’une graphiste travaillant pour la même agence : Maps. Chaque artiste s’est confronté·e aux données statistiques de la région des Hauts-de-France, “point de départ de leur exploration”, a choisi un sujet selon ces chiffres et en a tiré un projet photographique fort.
Les séries ont été pensées selon les parcours de chacun·e, main dans la main avec les personnes rencontrées le temps de leur enquête, lors d’ateliers créatifs. La photographe russe Elena Anosova a par exemple décidé de s’intéresser à une équipe de football adaptée. Impressionnée par le “plaisir de jouer ensemble” de ces hommes et ces femmes handicapé·e·s, elle les a photographié·e·s sur le terrain et leur a proposé de se placer derrière l’appareil afin d’immortaliser leur quotidien.
“Team”, 2019. (© Elena Anosova)
Cédric Gerbehaye signe quant à lui des photos grand format en noir et blanc très puissantes, où les regards des modèles sont fermement plantés dans ceux du public. Le Belge a intégré le lycée Maurice Duhamel de Loos, un établissement qui accueille un grand nombre d’élèves migrant·e·s :
“Ils ont vécu l’odyssée des survivants du Sahara, de l’enfer libyen, des naufrages en mer Méditerranée, des passeurs criminels, des violences sexuelles, de la faim… Ils ont vu leurs frères et sœurs d’infortune mourir, happés par les eaux”, décrit le photographe.
Son projet Odyssées et Horizons met en lumière les difficultés de ces jeunes coincé·e·s dans l’entre-deux, entre l’horreur de leur passé et l’espoir d’un futur bien incertain. Pour symboliser cet état, le photographe a demandé aux jeunes de raconter, en mots ou en dessins, leur trajectoire. La graphiste Chiquinquira Garcia a suspendu ces feuilles de papier en hauteur, au milieu de notre passage, afin de montrer à quel point les existences de ces lycéen·ne·s tiennent à un fil au-dessus de nos têtes.
“Odyssées et Horizons”, 2019. (© Cédric Gerbehaye)
Ici, les commandes régionales transforment des données scientifiques en histoires humaines. À la croisée de l’action culturelle et sociale et du défi artistique, la photographie se fait vecteur d’informations et d’émotions, elle donne des renseignements et invite à réfléchir ou rêver.
Dans les coulisses du tournage du Dictateur de Charlie Chaplin
Tout comme l’année dernière, l’institut présente une exposition coproduite avec Les Rencontres d’Arles. Le prestigieux festival photo n’ayant pu avoir lieu à cause de l’épidémie du Covid-19, “Chaplin et le dictateur” est exposée de façon inédite à Lille. Celle-ci marque le 80e anniversaire du film Le Dictateur de Charlie Chaplin.
Le barbier (Charlie Chaplin) et Hannah (Paulette Goddard). (© Avec l’aimable autorisation de Roy Export Co. Ltd)
L’origine de l’exposition tient à un véritable trésor acquis par Kate Guyonvarch, la “femme de confiance des héritiers de Charlot”. Il y a deux ans, elle a acheté un lot de photos prises par Dan James, un assistant sur le tournage du film. Ces images lui ont permis une incursion inédite dans les coulisses du film et la découverte d’éléments inconnus. Dan James avait par exemple immortalisé les techniques de trucage du film (notamment la scène de l’avion à l’envers) ou la direction d’acteur·rice·s de Chaplin.
Les commissaires de l’exposition agrémentent ces images d’archives d’une riche documentation. En plus de voir l’acteur et cinéaste de génie mimer les personnages à leur interprète, on peut lire ses directions retranscrites par son demi-frère sur le plateau : “Cette scène est la poésie de ce film”, “Continue de t’élever, jusqu’aux nuages !”
Hynkel (Charlie Chaplin) et le commandant Schultz (Reginald Gardiner). (© Dan James/avec l’aimable autorisation de Roy Export Co. Ltd)
L’exposition permet de découvrir certaines scènes coupées (le réalisateur soutenait qu’un film devait être débarrassé de tout élément superflu) et comprendre le contexte de la réalisation du film. Sorti en 1940, Le Dictateur a été réalisé alors que le monde n’était pas encore entièrement au courant des atrocités du régime nazi. Pourtant, le film est une critique acerbe incroyablement documentée et fidèle à la réalité du IIIe Reich.
“Chaplin et le dictateur” montre toutes les recherches faites par l’équipe du film : des journaux de projection révèlent les images visionnées par Chaplin pour s’informer et faire coller son film à la réalité. Les mises en regard d’images du film et d’Hitler témoignent du souci du détail du réalisateur et de sa clairvoyance, de son intelligence lors de la réalisation de ce film difficile.
Hynkel (Charlie Chaplin) s’adresse au peuple de la Tomainie. (© Avec l’aimable autorisation de Roy Export Co. Ltd)
Bal masqué et confrontation des regards
“Mascarades et carnavals” a été pensée avant le confinement et les mesures sanitaires actuelles. Que cette exposition soit centrée autour du masque peut donc prêter à sourire. Il n’est cependant pas question des morceaux de tissu qui nous couvrent la bouche et le nez, mais de masques plus ludiques, qui déguisent, à travers le monde et depuis des lustres, celles et ceux qui s’adonnent aux joies carnavalesques.
“The Must Nightlife”, Gand, Belgique, 1985. (© Carl de Keyzer)
L’exposition présente les travaux de dix artistes qui se sont un jour intéressé·e·s aux carnavals européens. Leur point commun, précise le musée, est leur “prise en compte du caractère profondément rituel du carnaval”. Derrière ces photographies souvent cocasses se cachent ainsi des questionnements liées à l’identité, à “la nécessité qu’éprouve l’homme de se représenter, de définir ou redéfinir continuellement le lien avec le monde qui l’entoure”.
Les dix photographes (né·e·s entre les années 1930 et 1970) ont chacun·e à leur époque et à leur façon figé silencieusement des événements bruyants et grouillants. Le Britannique Homer Sykes travaillait ses instantanés en noir et blanc pour faire ressortir l’incongru, qui devient banal le temps du carnaval.
“Abbots Bromley Horn Dance”, Abbots Bromley, Stafordshire, Angleterre. (© Homer Sykes)
De son côté, l’Italienne Marialba Russo a choisi de se concentrer sur des visages d’hommes travestis en femmes, se débarrassant des contextes et des lieux. Autour de ces artistes, on retrouve les œuvres de Martine Franck, Isabelle Blanc, Charles Fréger, Cristina Garcia Rodero, Carl de Keyser et Marie Losier.
En plus de ces trois expositions sont exposées sept séries supplémentaires : Motifs, une carte blanche à l’Université de Lille sur le carnaval de Dunkerque ; Les Dolines d’Ilanit Illouz, qui a exploré le désert de Judée et la mer Morte ; Fragments et trans de Serge Clément, créée pendant une marche de trois semaines ; Je suis d’ici de Bertrand Meunier, sur les “zones périphériques” françaises ; La ligne d’eau de Frédéric Cornu, sur les traces du projet du Canal Nord-Seine ; Momentu de Philémon Vanorlé, un rassemblement d’images d’archives de personnes posant devant des objets ; et Si j’étais, une expo participative ouverte au public.
“Carnevale anni 1970, 1975, 1980”. (© Marialba Russo)
“Delta”, 2020. (© Ilanit Illouz/avec le soutien de la Fondation des Artistes)
“Fragments et trans”, 2017. (© Serge Clément/Courtesy de la galerie Le Réverbère)
“La ligne d’eau”, de 2017 à aujourd’hui. (© Frédéric Cornu)
“Monumentu”. (© Philémon Vanorlé)
“Leptis Magna”. (© Quentin Douchez)
“Objet”, issu de l’exposition collective et participative “Si j’étais”, 2020. (© Karlsdottir Embla)
“Carnaval Nightlife”, Gand, Belgique, 1985. (© Carl de Keyzer)
“Ma mère est un fleuve”, 2019. (© Simona Ghizzoni)
“Schnappviecher”, Tramin, Italie, de 2010 à’aujourd’hui. (© Charles Fréger)
“Carnevale anni 1970, 1975, 1980”. (© Marialba Russo)
La série d’expositions “En quête” est visible à l’Institut pour la photographie de Lille jusqu’au 15 novembre 2020.