Sommes-nous une génération pourrie gâtée ?

Sommes-nous une génération pourrie gâtée ?

Le désarroi de notre génération Y résiderait-il dans le fait que nous soyons, bizarrement, trop gâtés ?

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Je me pose cette question de plus en plus dernièrement, en lisant les blogs, les tweets, les posts Instagram ou Tumblr de la génération des moins de 35 ans, et aussi parce que j’expérimente moi-même des questionnements angoissants et sans réponse quant à la direction que je souhaite prendre dans ma vie. La liste Forbes des 30under30, c’est-à-dire des cool kids dans la vingtaine qui accomplissent des trucs de fou pendant qu’on zone sur Netflix au fond de notre lit, me ferait presque faire une crise d’angoisse. 

Car j’ai 30 ans et, depuis quelques années, je ne suis plus sûre de rien. L’ai-je jamais été ? Le sommes-nous jamais vraiment ? Je suis comme paralysée par la peur de faire les mauvais choix, et par conséquent, en attendant, je fais du sur place. Nous, les millennials comme ils nous surnomment, avons bien trop de pression sur les épaules (et on s’en met pas mal aussi tout seuls, c’est l’un de nos nombreux talents). Mais pourquoi donc ? On nous demande de choisir une orientation avant même que l’on ait perdu notre virginité, puis on nous somme de rêver en grand, en nous assénant à longueur de journée que si on travaille assez dur, tout ce qu’on souhaite peut se réaliser. 

Chaque jour, notre cerveau est abreuvé de dizaines de milliers de messages inspirationnels, de TED talks, de citations sur le succès, d’images de dream life, de vlogs, de portraits de gens qui ont réalisé leurs rêves… On est de plus en plus éduqués, on a la possibilité de faire de longues études, de voyager, de parler plusieurs langues… Alors forcément, si on est un minimum ambitieux, on se dit pourquoi pas nous : on veut notre part du gâteau.

Des “problèmes de riche”

Et c’est bien là le nerf de la guerre intérieure que nous nous menons. Les générations précédentes n’avaient pas les “problèmes de riche” que la nôtre doit gérer malgré elle. Avant, on choisissait un métier et on s’y tenait jusqu’à la retraite, point. Et puis il y avait des balises à franchir, des repères : acheter une maison, se marier, fonder une famille, monter les échelons dans la même entreprise. Pas trop de questions à se poser, en somme.  

Désormais, tout cela est flouté, les lignes ne cessent de bouger et nous échappent dès que l’on croit les distinguer, les attraper du bout des doigts. Nous appartenons à une génération à la fois gâtée et sacrifiée. On doit faire face au brouillard continuel sur la ligne d’horizon. Nous avons grandi dans l’ère du freelance, des slasheurs, d’Airbnb, de la congélation d’ovocytes, de l’instantanéité de la bouffe, du sexe, des transports. 

Tout est mouvant, modulable, nexté, instable et jetable en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. On nous répète que rien n’est jamais perdu, qu’il n’est jamais trop tard pour changer, que l’on peut tout recommencer n’importe quand, se réinventer chaque jour, vivre la vie dont on rêve, simplement si l’on s’en donne les moyens. Quand on y regarde bien, n’est-ce pas la chose la plus culpabilisante que l’on puisse dire à quelqu’un ?

Une ère exigeante et incertaine

On est de plus en plus instruits, de plus en plus bilingues, les billets d’avion coûtent le prix de ceux du train, alors pourquoi ne pas s’installer à Singapour pour créer son business d’import-export ? Non, plutôt à Rio, pour monter une franchise de T-shirts. Ou à San Francisco, pour rejoindre une start-up. Ou alors, pourquoi ne pas devenir prof de yoga au Nicaragua pour trouver la paix intérieure ? Le monde dans lequel les moins de 35 ans ont vu le jour est terriblement exigeant et incertain. Tout va plus vite et demande une capacité d’adaptation permanente.

Les réseaux sociaux ne sont qu’un outil de plus pour nourrir une injonction permanente à la perfection. Il n’y a qu’à voir le nombre de bios Twitter où les gens se présentent comme “Planner strat’ le jour/Entrepreneur la nuit”. Ça montre bien l’aliénation au résultat que l’on s’impose dans une société de plus en plus compétitive et instable. Et pourquoi se blâmer ? Après tout, les soixante-huitards pleins d’espoir nous on rabâché depuis notre enfance une rengaine de “Fais ce qu’il te plaît”, ou encore “Tu peux être ce que je tu veux, accomplir de grandes choses, il suffit de t’en donner les moyens”.

“Et si cette pléthore de possibilités, au lieu de nous épanouir, était anxiogène et toxique ?”

Et si cette pléthore de possibilités, cette multiplicité de la vie, cette surabondance de potentialités… Et si, au lieu de nous épanouir, elle ne nous apportait qu’une atmosphère extrêmement anxiogène et toxique ? Les moins de 35 ans sont très nombreux à souffrir de dépression et d’anxiété, et ces maux touchent essentiellement les pays développés. Je suis donc persuadée qu’on souffre d’avoir trop de choix. Et devant le choix, il y a deux façon de réagir :

  1. Il y a ceux qui savent faire face, les adeptes de la fameuse maxime d’André Gide “Choisir, c’est renoncer”.
  2. Et il y a ceux qui, comme moi, hésitent pendant deux heures devant le menu avant de choisir leur pizza, terrifiés à l’idée de faire le mauvais choix (souvent d’ailleurs je regrette mon choix de plat au restaurant, c’est maladif).

Alors, en attendant d’avoir le courage de renoncer, c’est la paralysie par la peur. La procrastination par le néant. Je sors de deux années de ça. Et je n’en suis pas encore sortie, à vrai dire. En tout cas, j’ai pris conscience du problème et je veux y apporter une solution, c’est déjà un début.

Retrouver l’essentiel

C’est notamment pour cette raison que j’ai décidé de partir seule pendant deux mois dans une région du monde dont je ne parle pas la langue et où le confort est plus que sommaire. Pour retrouver l’essentiel. Être collée au mur par ce qui fait notre essence vitale. Me nourrir, me remplir de vérité. De rencontres qui sont de celles qui changent une vie, de gestes sincères, de bienveillance désintéressée. 

C’est pour cette raison aussi que j’ai décidé de me débarrasser de 70 % de ce que je possède, parce que finalement, posséder trop de choses entraîne un stress dont on n’a même pas conscience. Cela alourdit l’âme. Des courants comme celui du minimalisme ont d’ailleurs de plus en plus de succès, et Marie Kondo, la “papesse du rangement”, en est la figure de proue. Avant, j’achetais de manière compulsive. Avais-je vraiment besoin d’un iPad Air en plus de mon MacBook Air et de mon iPhone ? Avais-je besoin de cet énième top que je ne porterai probablement jamais ?

“Remplis-toi le cœur plutôt que ton armoire et n’achète pas le dernier iPhone, mais des billets d’avion.”

Mon ordinateur était devenu la caverne d’Ali Baba, une porte ouverte sur le monde de toutes les boutiques de fringues de l’univers dont le sésame était ma carte visa à débit différé. Je comblais un vide existentiel, une insatisfaction de ma condition frustrante et je grappillais quelques minutes supplémentaires de bien-être placebo à chaque fois que le livreur sonnait à ma porte, les bras remplis de colis. Car, au final, on achète pour la promesse d’un avenir radieux, pour un : “Je serai plus heureuse avec cette robe.” 

Sauf que, breaking news : c’est faux. Remplis-toi le cœur au lieu de remplir ton armoire, meuf. N’achète pas le dernier iPhone, mais des billets d’avion à la place. Quitte Paris qui te bouffe ton énergie et ne nourrit rien de bon en toi, relance ta créativité par des actions simples — c’est comme ça que j’ai passé une après-midi à faire des figurines en pâte à modeler pendant les vacances de Noël. Si je vous expose mon cas, c’est parce que j’espère que ma situation parlera à certains. Voilà donc mon cheminement depuis un an. C’est tard comme prise de conscience.

Prendre conscience

Peut-on vraiment lever la tête du guidon lorsque l’on est instamment prié, si l’on veut s’intégrer dans la société, de bosser sans compter, de sortir, se cultiver, se trouver un mec bien, d’être une bonne amie, sœur, fille, citoyenne ? J’ai toujours eu de grands rêves depuis toute petite : être un jour chanteuse, actrice, créatrice de mode, écrivain (et d’être publiée avant mes 30 ans dans le Top 10 du New York Times, évidemment – loupé !), scénariste, PDG… Mais arrive un moment où l’on est forcément désenchanté.

Le dernier coup de massue pour moi a été quand je me suis aperçue que Lady Gaga, star planétaire, était plus jeune que moi (le premier, c’est quand j’ai commencé à être plus âgée que les candidats de la Star Academy). Je me suis alors dit, me rendant tristement à l’évidence, que c’était mort. Que je n’avais plus qu’à enterrer mes rêves naïfs de gamine et à continuer de bosser en open-space pendant 40 ans, à continuer de ne pas dormir la nuit en passant mon temps à fixer le plafond, me demandant ce que j’avais bien pu foutre pour décevoir mon moi de 7 ans et cherchant où j’avais bien pu merder.

“Peut-on vraiment lever la tête du guidon lorsque la société nous pose des impératifs si l’on veut s’intégrer ?”

Un soir, en exposant mon désarroi à un ami, voici ce qu’il m’a dit : “Mais en fait t’es une artiste, tout simplement. Il faut que tu comprennes ça, arrête tes boulots dans le marketing et fais ce qu’il te plaît vraiment. T’as toujours aimé écrire par exemple, fais-le.” Cette phrase a agi comme un révélateur. Je devais m’autoriser à essayer. C’est alors que j’ai eu l’idée du blog de “La meuf qui”. À partir de ce moment-là :

  • J’ai recommencé à écrire (chose que je n’avais pas faite depuis 10 ans, trop occupée à réussir mes études, mes stages et jobs en France et à l’étranger)
  • Je me suis inscrite à des cours d’acting, de chant, d’espagnol
  • J’ai lu des bouquins de développement personnel et sur la créativité
  • Je me suis formée à l’art du scénario et j’ai commencé l’écriture d’un long-métrage
  • J’ai écrit des articles pour d’autres
  • J’ai rencontré des réalisateurs, des éditorialistes, des producteurs
  • J’ai même passé un casting pour être chroniqueuse TV
  • J’ai écrit des business-plan d’idées de start-up
  • J’ai monté un début de business dans la mode
  • J’ai commencé des romans et des recueils de nouvelles

Bref, j’ai exploré mon côté “artiste”. Et surtout, je ne me voyais pas, à 40 ans, encore pousser mon plateau à la cantine des bureaux d’Issy-les-Moulineaux (même si la bouffe était super bonne). J’avais un boulot plutôt glamour dans la mode, je sortais presque tous les soirs pour mon job ou le plaisir, je ne dormais jamais plus de 4 heures par nuit, le cerveau constamment en ébullition. J’écrivais mes chroniques des “meufs qui” en 20 minutes à la pause-déj’, mes business-plans le week-end à la volée, je voyais mon associé le soir en semaine quand je n’avais pas de soirée presse avec le boulot.

À vouloir tout essayer, le corps finit par dire stop

Face à mes 8 de tension, mon médecin m’a demandé si j’étais stressée au travail, parce que j’avais tous les symptômes du burn-out. Là, je me suis demandé ce que je foutais, à 28 ans, à me bousiller la santé pour réaliser les rêves des autres sans pour autant arriver à réaliser les miens. Sans compter que je peinais à réussir à payer mon loyer, mes impôts et mon shopping gargantuesque, le tout en menant en parallèle des projets auxquels je ne pouvais consacrer ni le temps ni l’attention qu’ils méritaient. J’avais essayé de tout faire en même temps : la vie de jeune cadre dynamique pour vivre décemment à Paris et les projets de slasheuse à côté pour la réalisation de soi. À l’évidence, j’avais échoué lamentablement.

J’ai alors tout laissé tomber, sans même m’en rendre compte. Ne reste que des projets avortés, des ersatz de réussite morts dans l’œuf. Cette dichotomie “vie de salariée/vie d’artiste” a tué les deux pans de tout ce que j’avais commencé à construire. Maintenant je me dis que j’ai pris du retard des deux côtés. La morale de cette histoire, c’est qu’à vouloir tout mener de front, on n’arrive à rien. Je crois que mon expérience est assez représentative de la génération zapping “je-commence-plein-de-choses-mais-je-ne-finis-rien”. Je me suis éparpillée, je n’ai pas su canaliser ma créativité. 

“On n’a pas cinq vies pour tout essayer, il faut donc apprendre à renoncer.”

C’est le syndrome du : “Je rêve de tout parce que je peux tout faire ou presque (bon c’est foutu pour être chirurgien ou astronaute quand même), alors je tente tout et rien sans me focaliser sur une chose en particulier et sans lui consacrer corps et âme tout mon temps disponible pour que ça aboutisse à quelque chose de tangible.” Ou encore le syndrome du : J’ai peur d’aller jusqu’au bout et d’admettre que j’ai vraiment raté, alors que c’est inconcevable dans le message qu’on reçoit tous inconsciemment chaque jour.”

C’est l’espoir insensé et destructeur de tous les possibles. Et au final, le château de sable qui s’écroule immanquablement : on se retrouve à 30 ans à devoir choisir, vraiment choisir, et à devoir ARRÊTER de rêver, tout en devant CONTINUER de rêver quand même un peu, sinon on ne réalise rienJe me trouve certainement à l’orée du plus grand carrefour de ma vie et malheureusement, ce n’est pas un rond-point. Il va falloir choisir sa direction, unique, et ne plus faire marche arrière. Du moins pas avant quelque temps. Comme on n’a pas cinq vies pour tenter toutes les pistes et que l’uchronie n’est que science-fiction, il faut écouter Gide et apprendre à renoncer. Et ça, rien ne nous y a préparé nous, la génération pourrie gâtée. Nous, la génération perdue.

Tiré d’un article paru sur La Meuf Qui en janvier 2016. Retrouvez-là bientôt sur Konbini.