Le rap québécois a trouvé sa voix royale, entre ville bouillante et nature forte

Le rap québécois a trouvé sa voix royale, entre ville bouillante et nature forte

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Par Aurélien Chapuis

Publié le

Rencontre avec Steve Jolin, boss du label 7ième Ciel et acteur majeur de l’identité originale du rap au Québec.

Le Festival de musique émergente (FME) est un incroyable événement qui se tient depuis 2003 au début du mois de septembre, dans la petite ville de Rouyn-Noranda. Focalisé sur la musique québécoise, il offre entre lacs et forêts, à des centaines de kilomètres de Montréal, une expérience totalement atypique, à la fois créative et familiale.

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Devenu au fil des années une institution au Québec, le FME met à l’honneur, depuis quelques éditions, le rap québécois dans la programmation principale de sa grande scène. En 2019, les plus grandes stars locales du genre s’y sont ainsi produites, à l’image de Loud, FouKi et le collectif Alaclair Ensemble.

Ce dernier a été un véritable déclencheur pour la scène rap québécoise. Le groupe a réussi à l’ouvrir à d’autres publics grâce à un humour décomplexé, un style indéfinissable et une technique forte. “Alaclair, c’est du rap très éclaté”, nous explique Steve Jolin, le boss du label 7ième Ciel qui a signé le groupe en 2015. Par “éclaté”, le producteur veut parler d’une musique qui part dans tous les sens, impossible à définir. Jonglant entre les langues française et anglaise, le collectif Alaclair invente des rimes inédites et des rythmiques internes inégalées. “Ils ont vraiment ouvert le rap québécois à une autre dimension, laissant des places nouvelles pour les jeunes artistes”.

L’originalité, c’est une constante quand on cherche à définir l’identité du rap au Québec. Le label de Steve Jolin s’est en effet construit sur des profils uniques et atypiques. En commençant par lui-même car, à la base, Steve a lancé ce label pour promouvoir sa propre musique. C’est un vrai produit du cru, né dans la même ville que le festival FME : Rouyn-Noranda. Dans cet endroit un peu isolé et coupé des grandes agglomérations, il va devenir Anodajay, l’un des premiers artistes d’Abitibi-Témiscamingue, la région forestière où se trouve sa ville. “Je suis une vraie tête de cochon, quand j’ai une idée dans la tête, je ne l’ai pas dans les pieds” nous dit-il, développant ainsi son parcours et son combat quasi quotidien pour partager sa passion du hip-hop en venant d’une région peu urbanisée. Il va finalement se faire connaître nationalement en reprenant “La bittt à Ti-Bi”, le classique d’un poète engagé qui fait figure de légende chez lui, Raôul Duguay, pour en faire “Le Beat à Tibi”. Le label 7ième Ciel est finalement à l’image de ce morceau inclassable, un mélange de références urbaines et rurales, aussi proche de l’écho de la street américaine que de l’appel de la nature canadienne.

Toutes les signatures de Steve s’inscrivent dans ce registre : Samian, le premier rappeur autochtone, dont le discours est très engagé, Koriass, premier Canadien francophone à obtenir des récompenses et à s’exporter, Alaclair Ensemble et son rap “éclaté”, mais aussi le puissant Obia le Chef. Chaque artiste a ouvert une porte, marquant une nouvelle ère pour le rap québécois. Rester dans cette dynamique est d’ailleurs une priorité pour Steve.

En concert, Alaclair se révèle particulièrement explosif. Les six rappeurs occupent l’espace dans une chorégraphie qui semble aussi millimétrée que totalement improvisée. Les voix sont puissantes, la folie de mise et le public totalement à la fête. Le collectif, formé de plusieurs entités, est une véritable ruche de créativité, qui maîtrise ce grand écart typiquement québécois entre urbanisme bourdonnant et grands espaces grisants.

Alaclair a poussé ce concept plus loin encore en investissant dans une érablière, une cabane à sucre en pleine nature. Dans un reportage très stylisé réalisé par Lisa Bartoux, ses membres expliquent leur démarche avec humour et simplicité, jouant des clichés et stéréotypes propres à la Belle Province. Ils reviennent sur l’importance d’avoir un terrain, de se rapprocher de la nature. “Je pense vraiment qu’ils passent plus de temps à faire du sucre qu’à faire de la musique en ce moment”, explique Steve Jolin, qui intervient lui aussi dans le documentaire. On y voit plus tard l’un des rappeurs du collectif pêcher à mains nues dans la rivière. Alaclair Ensemble, c’est la réalité avant tout.

Et c’est aussi le credo de leur label 7ième Ciel. Pour Steve Jolin, c’est important d’être “groundé”, d’avoir les pieds sur terre. “Si je passe la semaine à Montréal, Toronto ou Paris à faire la bise pour le rap, le week-end il faut que je bûche mon bois pour chauffer ma maison à Rouyn-Noranda”. C’est cette simplicité et “la connaissance des vraies choses” qui lui permet de durer, d’avoir une relation forte et honnête avec ses artistes et de développer avec eux une exception culturelle : “le rap keb”.

Autre signature récente de 7ième Ciel, FouKi s’est lui aussi produit sur la grande scène du FME à Rouyn-Noranda. Le jeune Montréalais maîtrise une formule plus moderne encore et complètement hors format, entre trap, reggae et touche canadienne. Ce mix si particulier, qui ressemble finalement aux Québécois, rencontre sans surprise un succès fou dans toute la province.

En restant totalement naturels et spontanés, les artistes rap locaux sont en accord avec leur public. Alors qu’ils cherchaient un temps à se développer dans toute la francophonie, ils savent maintenant que le Québec, dont ils sont les vraies stars modernes, peut leur suffire. Car au final, et aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est au fond de la forêt que se trouve le rap véritable.