Il y a 10 ans, Orelsan était un magnifique loser “Perdu d’Avance”

Il y a 10 ans, Orelsan était un magnifique loser “Perdu d’Avance”

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Perdu d’avance/Orelsan

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Par Guillaume Narduzzi

Publié le

Le 16 février 2009 sortait le premier disque du rappeur. Le projet fondateur d'une carrière unique sur la scène française.

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“Je suis perdu d’avance : dans l’rap, dans l’taff, dans la vie avec les filles” : il y a dix ans – eh oui, déjà –, Orelsan dévoilait son premier effort. Intitulé Perdu d’Avance, celui-ci a eu une résonance toute particulière sur la scène du rap français de l’époque.

Sorte de délicieuse ode à la défaite, le rappeur caennais y dresse le portrait d’une génération de losers (et de chômeurs) “en quête de bonheur”. Et affirme déjà sa créativité unique, qu’il n’aura de cesse de cultiver durant dix ans avec deux autres albums solos (Le chant des sirènes et La fête est finie) et deux projets avec son compère de toujours Gringe, sous l’alias Casseurs Flowters (Orelsan et Gringe sont les Casseurs Flowters et Comment c’est loin).

Dès le premier morceau “Étoiles Invisibles”, le ton est donné. Il faut dire que tous les éléments du poissard de service sont déjà sur la pochette : un mec avec une dégaine de champion sous la pluie après un accident de voiture dans un bourg. L’Orelsan d’il y a dix ans est légèrement différent d’aujourd’hui. Pas de longs cheveux ni de jeans, on est plus sur une casquette vissée sur un crâne rasé et des bons vieux baggys. Une autre époque.

Pendant 56 minutes, soit 14 pistes, le rappeur s’autorise tout. Que ce soit les sorties foireuses en boîte de nuit de province (“Soirée Ratée”), les infidélités récurrentes et l’hermétisme quasi pathologique aux sentiments (“Pour Le Pire”) ou encore certains troubles psychologiques (“Peur De L’échec” feat. Ron Thal, le titre le plus morbide de l’album).

Celui qui n’est pas encore Raelsan débite un large éventail de propos des plus pertinents. Le tout à une époque où le rap jeu commence à tourner en rond dans l’Hexagone (il faut écouter Le Code de l’horreur de Rohff pour voir que les goûts ont bien changé, on fait tous des erreurs), et laisse davantage la part belle aux prod plutôt qu’aux lyricistes.

Une écriture novatrice

Un rapport de force qu’Orelsan va totalement inverser pour Perdu d’Avance, servi par une superbe écriture. C’est en partie ce qui va permettre à l’album de toucher un public plus large, comme en atteste la certification disque de platine remise au rappeur caennais l’année dernière pour ce projet.

Si le rap est aujourd’hui aussi populaire en France, cet album n’y est certainement pas pour rien. Même si certains puristes vont sauter au plafond à la lecture de cette phrase, il n’y a aucun mal, au contraire, à avoir commencé le rap avec Orelsan – c’est le cas de beaucoup d’auditeurs.

Avec son rap anti-sexy au possible, Orelsan attire sans le savoir un nouvel auditoire, comme le feront, d’une manière totalement différente certes, 1995 et L’Entourage quelque temps après.

En parallèle à ses propos sur la gent féminine qui ont plutôt mal vieilli (on ne va pas se mentir), il expose aussi une faiblesse assumée dans un milieu encore ultra-masculiniste, qui commence à peine à s’ouvrir, dix ans après. C’est dire si “Jimmy Punchline” était en avance sur son temps.

Des femmes et du spleen

Pourtant, la rhétorique d’Orel est loin de se limiter aux femmes. Le rejet des autres, de la société ou encore du sexe opposé, sont des thèmes récurrents du début de carrière du rappeur normand, assez universels mais qui facilitent grandement l’appropriation des textes.

Les prod millimétrées de Skread sont parfaites pour que le rappeur, alors âgé de 26 ans, déverse son spleen sans fin, teinté d’un humour bien plus subtil que ne le laissent croire les premières écoutes.

Certains y verront un auto-portrait d’un connard, “un vieux dégueulasse” comme dirait Charles Bukowski. Mais Orelsan met déjà en avant son talent hors-pair de storytelleur (“Gros poissons dans une petite mare”), quitte à parfois forcer le trait (“50 Pourcents”).

Plus globalement, Perdu d’Avance dépeint une société qu’il n’arrive pas à concevoir (“Changement”, “Différent”), et exprime le besoin presque vital de comprendre toutes les névroses de ce qu’on appelle alors la génération Y. Que ce soit à travers l’insertion dans le monde professionnel, la sexualité, l’amour, l’influence de la pornographie ou encore l’alcoolisme.

Du rap pour les “gens normaux”

Sur le titre éponyme, véritable hymne à la lose, il relate la vie des “gens normaux”. Ceux qui ratent, qui ne sont ni beaux, ni géniaux. Le quotidien des gens refoulés toute leur vie, pas vraiment sexy, et qui n’ont pas une once de confiance en eux. Il tranche ainsi complètement avec le schéma très simple de l’ego-trip classique “moi > tout le monde” pour le retourner et sublimer sa réciproque “tout le monde > moi”.

Cepndant, si Orelsan n’est pas forcément un grand technicien, il compense avec une inventivité à toute épreuve. “Je suis pas le meilleur rappeur mais je suis sûrement dans le top”, chantait-il dans son style si caractéristique sur “Logo dans le ciel”.

S’il se révèle parfois plus sombre (“No Life”, “Perdu d’Avance”) et arrive tout de même à aborder des sujets aussi sérieux que la dépression (“Peur de l’échec”), la moitié des Casseurs Flowters s’offre une grande variété de ton sur un même projet. Et alterne ainsi entre les phases sérieuses et celles pleines de second degré, et les formules bien senties, comme sur le cultissime “Jimmy Punchline”, seule vraie phase d’ego-trip du disque.

La première étape de la métamorphose d’Orel

La deuxième partie de l’album est peut-être plus conceptuelle. Notamment la track “Entre Bien et Mal” avec son comparse Gringe, qui impose quant à lui déjà son style très dépressif, écorché vif. Les influences plus rock se ressentent tant dans l’instru que le discours : Orelsan était un “rappeur emo” avant l’heure sur cet album – n’oublions jamais qu’il a fait un feat. avec Jena Lee tout de même.

Orelsan garde toujours cette même vision ultra-lucide sur son environnement, qu’il va polir et magnifier pour offrir deux ans plus tard l’exceptionnel Le Chant des Sirènes (sûrement son meilleur album à ce jour, eh oui).

Réécouter ce premier projet aujourd’hui permet d’apprécier encore plus la mutation d’un des artistes les plus remarquables et talentueux de sa génération. Et offre même le sentiment qu’il n’était peut-être pas si perdu d’avance que ça.