Sarah Wilson nous raconte son agression et les conclusions qu’elle en tire sur notre société. Il serait peut-être temps d’arrêter de rire de choses aussi graves.
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Il est presque 16 heures et je suis assise dans le bus. J’essaie de ne pas paniquer dans cette ville que je ne connais pas. Le bus est à moitié plein. Des femmes viennent de récupérer leurs enfants à l’école. Ils sont pleins d’énergie. Je m’éloigne et je vais m’asseoir au fond.
Quelques minutes plus tard, un jeune type s’assoit en face de moi, me lançant son sourire Ultrabrite. Il n’est pas trop mal, mais je suis bien trop absorbée par mes problèmes pratiques pour y prêter attention. Il ne lui faut pas longtemps pour me sortir ses approches de dragueur mille fois rebattues.
Je n’ai pas de temps à lui consacrer, mais il ne semble pas comprendre les signes gros comme des éléphants que je lui envoie. Après plusieurs tentatives pour mettre fin à la conversation poliment, je me rabats sur une méthode testée et approuvée : je fais semblant de ne pas comprendre ce qu’il me dit. Mais ça ne marche toujours pas. On m’a déjà dit que ma tête de meuf glaciale était plutôt efficace, et du coup, je la sors et je fais le silence radio.
Ça a toujours bien marché par le passé, mais cette fois ça ne prend pas. Il est désespéré. Je pourrais partir à n’importe quel moment et il le sent bien. Et puis, soudain, ça se produit. Le bruit métallique d’une braguette qui se baisse. Je suis prise par l’effroi. Pas encore. Pas maintenant.
Pendant qu’il s’enfonce dans son fauteuil pour se satisfaire, son regard ne me lâche pas. Mon corps se bloque et je m’efforce de regarder droit devant moi, en silence. Je me dis que ce sera vite fini, j’essaie de ne pas le provoquer. Mais il n’y a pas que la peur qui m’empêche d’envoyer mon poing dans son sourire dérangé. Il y a quelque chose d’autre.
Mon besoin civilisé de raisonner paralyse mon instinct animal de me protéger. La volonté de ne pas paraître malpolie gagne le combat intérieur et je reste assise dans un silence déchirant, en attendant patiemment que tout cela cesse.
Un état d’esprit problématique
Pourquoi les victimes éprouvent-elles de l’empathie pour les exhibitionnistes ? Même au point le plus extrême, la victime essaie encore de ne pas avoir honte, de ne pas gêner l’exhibo. On vit dans une société moderne où l’homophobie et le racisme sont reconnus comme des incitations à la haine. Mais l’abus sexuel, qui prend ici la forme de l’exhibitionnisme, est considéré comme quelque chose de risible. On l’accepte comme une norme de la vie civilisée, enterrant par la même occasion notre droit de vivre sans craindre d’être agressées sexuellement.
Vingt-quatre heures plus tard, je lis un article sur la JerkShirt [traduction : “chemise à branlette”, ndlr], une chemise qui vient de sortir et qui permet aux hommes de se masturber en toute discrétion. C’est dingue. On vend un habit qui permet aux gens d’envisager un acte sexuel sans le consentement de l’autre. Et en même temps, on stigmatise les mères qui donnent le sein à leur enfant en public.
Avant que certains ne crient au laïus féministe, je tiens à dire que je ne vise pas que les hommes ici. Des journaux rapportent le cas de femmes professeures qui ont montré leurs poitrines à leurs élèves ou leur ont demandé de les lécher. La décontraction qui règne vis-à-vis de ce genre de faits est illustrée par Crazy Dad, un film dans lequel une prof a une relation sexuelle avec son jeune élève. Le film a fait 57 millions de dollars au box-office. Vous pouvez compter sur Adam Sandler pour transformer les agressions sexuelles en blagues rentables.
Le concept de prédateur sympa fait rire la plupart des gens, mais quand est-ce qu’on arrête de rire ? Blaguer autour de l’agression sexuelle ne fait que renforcer le silence et la tolérance qui entourent ces agissements. Ne serait-on pas en train de permettre au “prédateur sympa” de se transformer en prédateur pas sympa du tout ?
On ne peut pas reconnaître un prédateur à sa manière de se comporter ou de s’habiller. Des chercheurs ont tout de même relevé des similitudes entre différents agresseurs sexuels récidivistes comme le désir de s’exposer en public ou d’espionner les autres en train de se déshabiller.
Souvenons-nous du cas de Colin Pitchfork, violeur et meurtrier en série. Il a été le premier suspect à être confondu par une analyse ADN. Colin Pitchfork, qui avait un comportement de sociopathe, explique que les meurtres de Lynda Mann et Dawn Ashworth, toutes deux âgées de 15 ans, avaient commencé comme des exhib’ “normales”. Les deux filles s’étaient enfuies devant le prédateur, ce qui n’a fait que l’exciter encore plus. Le meurtrier avait déjà été arrêté pour exhibitionnisme, mais la police le voyait plus comme une nuisance occasionnelle que comme un véritable criminel.
Combien de temps faudra-t-il pour que l’on s’aperçoive que le JerkShirt n’est que la partie immergée de l’iceberg, symptomatique d’un état d’esprit problématique plutôt que d’une bonne blague ?
Cet article a été écrit par Sarah Wilson. Pour des informations et des conseils sur le harcèlement de rue, visitez les sites Stop Harcèlement de rue ou Stop Street Harassment (en anglais).