Marco, 48 ans, SDF à Paris : “T’aimes la démocratie, tu votes”

Marco, 48 ans, SDF à Paris : “T’aimes la démocratie, tu votes”

Rencontre avec Marco et Régis, deux hommes sans domicile fixe, dans le dixième arrondissement de Paris. Au départ on souhaitait connaître leur état d’esprit à l’approche du scrutin décisif de dimanche, mais nous nous sommes retrouvés à échanger sur bien d’autres sujets.

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Jeudi 20 avril, 13 heures. Marco est assis au soleil devant le Franprix de la rue Saint-Maur, dans le dixième arrondissement de Paris, une bière à la main. Cela fait maintenant 30 ans que ce Français de 48 ans, qui connaît la capitale comme sa poche, vit dans la rue. Avenant et jovial, c’est lui-même qui entame la discussion. Star du quartier, il engage la discussion avec les passants comme il le sent. En témoignent la quinzaine de personnes qui se sont arrêtées en l’espace d’une heure pour le saluer, lui taper dans la main ou s’enquérir de son humeur du jour.

Marco est né le 12 mai 1968, dans le quatrième arrondissement de Paris : “Il était 13 heures, l’heure de l’apéro”, se rappelle-t-il avec émotion. Une vingtaine d’années plus tard, après avoir abandonné sa licence de droit à cause d’une rupture compliquée, Marco quitte la capitale pour se rendre au Portugal. Après cinq jours de trajet, il travaille quelque temps avec un copain en tant que forain. Une expérience qui lui a appris les valeurs du partage et de la convivialité. Dès son retour en France, Marco se retrouve à devoir vivre dans la rue.

Son ami de 30 ans, Régis, se joint à la discussion, après m’avoir fait un baisemain dans les règles de l’art. Les mains abîmées et le visage fatigué, les marques du temps passé dans la rue sont imprimées sur les corps des deux hommes. Ni pessimistes ni plaintifs, ils répètent à plusieurs reprises “c’est la vie”, pas comme une fatalité, mais comme si une succession de hasards les avaient inévitablement menés ici. Ce n’est de la faute de personne selon eux, ni des politiques, ni des étrangers, ni de l’université, ni des banquiers, ni d’un dieu quelconque : “c’est comme ça.” Leur calme et leur façon de voir les choses étonnent, surprennent, et permettent à l’échange de prendre une tournure intéressante et constructive. On parle de programmes télévisés, de figures médiatiques, de politique, de détails administratifs, de langue étrangères, du journalisme, du personnel de l’hôpital Saint-Louis, de l’amour et de la paternité, de mon jeune âge et du quartier, de vin rosé et du tiercé.

Sans domicile, mais loin d’être en exil

Quand j’interroge Régis et Marco sur des préjugés un peu simplistes que j’avais – du type : les SDF ne votent pas, ils n’ont pas d’attestation de domicile, pas de télévision ni d’argent pour s’acheter des journaux, ils se sentent exclus de la société et pensent qu’on les oublie ; et que quelque soit le candidat élu, ce dernier ne fera rien pour eux – je m’aperçois à quel point je suis complètement à côté de la plaque.

Les télévisions dans les bars, les discussions dans le métro, les journaux… les deux hommes s’informent par tous les moyens. Comme quoi, pas besoin d’être abreuvé de notifications “breaking news” sur son smartphone pour être au fait de l’actualité. Tous les moyens sont bons pour se forger un avis aiguisé. Et puis, tous les mercredis, Régis et Marco ont accès à Internet grâce à un foyer qui leur permet d’utiliser un ordinateur et de se tenir au courant de la campagne présidentielle.

Régis et Marco sont très engagés sur de nombreux sujets de société et ont des avis bien tranchés. Ils me parlent notamment de celui qu’ils surnomment “Acquittator”, le célèbre avocat pénaliste Éric Dupont-Moretti, connu pour le nombre record d’acquittements qu’il a obtenus, mais aussi de feu Jacques Vergès, célébrissime avocat lui aussi : “Ils sont trop forts, pas comme les pauvres commis d’office auxquels on a droit, nous”, affirment-ils, admiratifs des talents d’orateur des deux tribuns.

Comment voter quand on n’a pas de domicile ?

La législation française précise que pour pouvoir voter, trois conditions doivent être réunies : il faut être majeur, disposer de la nationalité française et… présenter un justificatif de domicile. Lorsque l’on est vagabond ou que l’on dort sous un pont, cela paraît donc un peu compliqué d’en fournir un.

Régis ne peut pas voter, il doit attendre que son casier judiciaire soit effacé, ce qui arrivera en octobre de cette année. Il y a dix ans, Régis était dans la rue avec un ami : ils se sont fait agresser et ont riposté en donnant des coups de couteau. Malgré l’état de légitime défense, ils furent accusés et reconnus coupables de tentative d’homicide et écopèrent d’une peine avec sursis. Régis regrette profondément de ne pas pouvoir voter dimanche. Il dispose d’une attestation de domicile via une boîte aux lettres à Bastille. Dès qu’il le pourra, il fera les démarches pour s’inscrire sur les listes électorales et voter aux prochaines élections.

Marco, lui, ira voter. Il le peut car aux yeux de l’État il est domicilié chez son ami Jean-Paul, un patron de restaurant qui vit à Saint-Denis et chez qui il laisse ses papiers. Régis non plus ne garde pas ses papiers sur lui, par peur de se les faire voler, ce qui semble assez courant lorsque l’on vit dans la rue, selon les dires des deux hommes.

“Faut faire gaffe à pas mettre ta bière dans l’urne”

Marco dit se moquer de l’argent. Un ami passé discuter avec nous m’explique avec incompréhension que des dizaines de proches ont proposé à Marco de l’héberger, mais qu’il a toujours refusé, préférant son autonomie au canapé de ses amis. Sauf que le quasi-quinquagénaire est papa d’un jeune homme de 34 ans. Régis a pour sa part une compagne et un jeune fils dont il se soucie. Comme le prochain quinquennat va nécessairement influer sur les vies de leurs proches, les deux hommes se sentent concernés par le scrutin à venir.

Réminiscence de sa licence de droit peut-être, Marco s’accroche aussi fermement à la question des droits civiques, qu’il place “avant tout”. Il y attache une importance qu’il transmet avec une fougue que les jeunes d’aujourd’hui semblent avoir un peu oubliée. “T’aimes la démocratie tu votes”, m’explique-t-il, soutenu par Régis, pour qui “tu veux que ça aille mieux, tu votes, c’est simple”. Marco y va même de son petit conseil pour passer un bon moment : “Hop t’y vas, tu mets ton bulletin et tu vas prendre l’apéro ! Mais faut faire gaffe à pas mettre ta bière dans l’urne.” Tous deux savent que les résultats seront vraisemblablement très serrés entre les quatre favoris, en raison du risque d’abstention très élevé.

Marco votera pour Jean-Luc Mélenchon, car “il est cash” et “il aide les ouvriers”. Régis aurait fait la même chose s’il avait pu, ajoutant que selon lui, “il est honnête, et c’est le seul”. Pour Régis, Emmanuel Macron“est un banquier”. “Lassalle est un mec de la vraie vie, mais il boit un peu trop comme nous”, lance Marco en éclatant de rire. Cette idée de “vraie vie” est revenue à plusieurs reprises durant la discussion. Ainsi, alors que l’on discutait télévision, Marco m’a expliqué qu’il préfèrait la première chaîne : “Moi, j’aime bien TF1 parce que c’est les vrais gens, on voit les régions, c’est la vraie vie quoi.” En revanche, il regrette l’absence des journalistes (de manière générale) sur le terrain.

“La rue c’est le partage”

Les deux amis témoignent d’une admiration sans faille pour le personnel hospitalier. Comme le dit Régis : “Les hôpitaux font un boulot absolument formidable”, en particulier celui de l’hôpital Saint-Louis, que les deux hommes connaissent bien. Ils m’expliquent que l’hiver, quand il fait trop froid, ils peuvent de temps en temps s’y mettre à l’abri.

Cette solidarité émeut les deux amis, sensibles aux mains tendues, d’où qu’elles viennent. “La rue c’est le partage, on est des gentils nous, tu sais”, me dit Marco. Avant de partir, il souhaite m’offrir ses deux tickets de tiercé. Lorsque je lui explique qu’il semble avoir plus besoin de tirer le gros lot que moi, il me fait non de la tête. D’ailleurs, les quelque deux euros en pièces jaunes disposés devant Marco à mon arrivée ont disparus : il les a donnés à un ami passé par là. Avant de se quitter, Marco insiste pour me faire un cadeau, en me signant sur mon carnet un “autographe”, m’expliquant :

“Tu sais, je suis un peu le politicien des pauvres et des SDF, ça vaut cher ! Je suis en fonction tout le temps – sauf le week-end et les jours fériés, faut pas déconner.”