Le mystère derrière la photographie du “Falling Man” capturée le 11 Septembre

Le mystère derrière la photographie du “Falling Man” capturée le 11 Septembre

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le

Quinze ans après les terribles attentats du 11 septembre 2001, les médias s’intéressent encore au mystère qui se cache derrière la célèbre photographie de Richard Drew, The Falling Man.

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La plupart des images que nous gardons du 11 Septembre sont celles d’une destruction massive, de foules, de poussières, de cendres et de flammes. Mais celle du Falling Man (“l’homme qui tombe”, en français) se concentre sur une vie, une mort, un homme au milieu de la masse, se fondant dans des lignes fuyantes et vertigineuses.

Ce cliché, capturé par Richard Drew (pour l’agence Associated Press), rappelle la solitude face à la mort ainsi que chaque vie perdue injustement ce jour-là. Cet homme anonyme a fait le tour de la presse au lendemain des attentats, mais peu à peu il a cessé d’exister dans les médias américains, comme une progressive censure. Pourtant, il continue de marquer les consciences, quinze ans après.

Sans le savoir, quand il commençait à prendre des photos des tours jumelles en flammes et prisonnières d’un épais nuage de fumée, le photojournaliste américain Richard Drew était sur le point de capturer le cliché qui est resté dans l’inconscient collectif lié à l’un des événements les plus photographiés historiquement. Au sein d’une symétrie parfaite, prenant pour second plan une tour colossale, il a figé la trajectoire d’un homme dans les airs, qui s’est jeté dans le vide après l’impact du premier avion sur la tour Nord du World Trade Center.

Richard Drew raconte

Dans un article datant de 2011 publié par le site Daily Beast, Richard Drew raconte qu’il était en train de réaliser un shooting de mode et qu’il parlait à un caméraman de CNN lorsque ce dernier a pointé son doigt vers la première tour. Son éditeur lui a dit de laisser tomber le shooting et d’aller couvrir l’événement. Quand il est descendu du métro, Richard a vu les deux tours en feu. Un deuxième avion avait frappé la seconde tour, juste le temps de son déplacement.

Interviewé dans une vidéo intitulée Behind The Photo, publiée par le Time (ci-dessous), il explique qu’il a instinctivement pris son appareil photo (un Nikon DCS-620) en voyant tous ces gens tomber. Il a commencé à les prendre en rafale avec son objectif 200 millimètres. Situé dans un angle parfait, à une intersection, il a réussi au bout de quelques secondes à se concentrer sur la trajectoire d’un homme, celui qui sera connu sous le nom du “Falling Man”. Parmi tous ces clichés en rafale, seulement un a fait la différence, celui que nous connaissons tous, capturé à 9 heures 41 et 15 secondes, où cet homme est parfaitement aligné aux lignes de la façade derrière lui, avec la tête en bas. À ce moment, Richard Drew ne se doutait pas qu’il avait pris une photo de cet homme dans cette exacte position.

Une distance abolie entre le spectateur et la photo

Richard Drew décrit sa photographie comme étant “un cliché calme, différent des choses violentes qu’on est habitué à voir pour d’autres catastrophes. On dirait qu’une croix humaine vient scinder en deux le bâtiment du World Trade Center. Il n’y a pas de sang, pas de coups de feu”. Malgré cela, le public a réagi à cette image de manière à s’identifier, en se disant qu’ils auraient pu être à sa place.

Contrairement à d’autres photos surréalistes de cet événement, il n’y a plus de distance entre le spectateur et la photo. Les gens sentent plus que jamais que cela peut leur arriver, et qu’ils auraient fait la même chose que lui.

Touché et marqué par ces faits qu’il a dû rapporter et immortaliser, Richard Drew explique que chaque photographe ne doit pas se considérer en victime : “Les journalistes ne fuient pas loin du feu ou d’un bâtiment qui s’effondre, ils empruntent justement cette direction, car il est de notre devoir d’enregistrer l’Histoire. Nous avons eu un attentat terroriste sur notre sol et nous ne voyons pas de personnes en train de mourir parmi toutes les photos qui ont circulé. Sauf cette photo […]. Je devais rester émotionnellement intouchable face à cet homme.”

Quinze ans après, l’identité du Falling Man toujours inconnue

C’est dans une publication d’Esquire que le titre du cliché est tombé. Tom Junod, journaliste, a nommé son enquête ainsi : The Falling Man. Et ce nom est resté. Jusqu’à ce jour, l’identité de ce “falling man” reste inconnue du monde entier. On pense qu’il était l’un des employés du restaurant Windows of the World situé au dernier étage de la tour Nord du World Trade Center. Parmi tous les gens tombés ce jour-là, cet homme habillé d’une “tunique blanche avec un T-shirt orange en dessous” a capté l’attention de Richard Drew. Pourquoi ? Il ne se l’explique pas. Il n’a pas cherché personnellement à découvrir son identité, ce n’était pas le but.

Cette appellation et cet homme sont devenus une allégorie, d’un soldat et d’un des plus grands traumatismes des États-Unis. Même Tom Junod, parti à la recherche désespérée de son identité, n’est pas parvenu à trouver son nom. Dans cette enquête, il explique que cette image “existe comme une étude de verticalité condamnée, une fantaisie de lignes droites avec un homme incrusté au milieu, comme un pic”. “Pic”, “croix”, image de la mort ou encore “l’homme qui est tombé vers la Terre”, comme dirait le journaliste canadien Peter Cheney, voilà les périphrases pour désigner cet homme sans nom, dont l’anonymat lui confère un statut symbolique.

Peter Cheney le décrit ainsi : “Il pourrait s’agir d’un homme à la corpulence normale, à la peau mate, d’origine probablement hispanique. Il avait l’air de porter un bouc, il était habillé d’une chemise blanche, d’une veste d’uniforme et d’un pantalon noir comme les employés du restaurant Windows of the World qui se trouvait au 107e étage de la tour Nord.” Au total, ce jour-là, 79 employés de ce restaurant ont trouvé la mort. The Falling Man était vraisemblablement l’un d’eux. Peter Cheney va encore plus loin. Il est certain d’avoir trouvé l’identité exacte de cet homme : Norberto Hernandez, habitant du Queens, occupant le poste de chef pâtissier. Mais la famille de l’homme finit par le contredire et refuse de le croire pour des soucis vestimentaires : la femme de Norberto Hernandez est persuadée que son mari ne portait rien sous sa chemise, tandis que sa sœur reste convaincue qu’il s’agit bien de lui. Entre fausses identités et noms hypothétiques contredits, cet anonyme ne portera jamais de nom. Comme le résume très bien Tom Junod en 2003 : The Falling Man ne tombe plus seulement à travers un ciel bleu et vide. Il tombe à travers de vastes espaces de mémoire, en prenant encore de la vitesse.”

Une histoire d’autocensure nationale

Le lendemain même, Richard Drew se souvient avoir vu sa photo en une du New York Times. Il considérait ce parti pris journalistique comme quelque chose de très courageux à faire et à oser, au milieu d’un pays en deuil. Les unes se poursuivent, ensuite c’est au tour du Morning Call de publier cette photo sur sa dernière page. Le directeur de publication considérait également cela comme un geste fort. Esquire se contente de la faire paraître au milieu de ses pages. The New York Times et Morning Call ont reçu énormément de critiques et de courriers, de la part des gens du métier ou des lecteurs, disant qu’ils n’auraient jamais dû publier cette photo, surtout en une, et qu’elle était trop violente pour les enfants. On compte une centaine de publications de cette photo, à travers le monde entier, quelques jours après les attentats.
Peu à peu, comme un retour de boomerang, s’installe un phénomène d’autocensure, tacite et national, au sein des médias américains qui ne supportent plus de voir cette photographie. Dans cet article du Monde, Richard Drew décrit ce cliché ironiquement comme étant “le plus connu que personne n’a jamais vu”. Cette photo disparaît de la presse, mais aussi des films et des documentaires sur le 11 Septembre où on préfère mettre en avant d’autres clichés. Il n’y a plus d’images ou d’enregistrements de personnes sautant des tours qui circulent, entre 80 et plusieurs centaines selon les estimations du New York Times et de USA Today. Même l’écrivain Don DeLillo, qui a titré son livre sur les attentats Falling Man et écrit sur l’atmosphère de chaos des attentats, ;n’a pas voulu utiliser cette image.
Quinze ans après, malgré tout, la photo hante encore et on continue pourtant de parler d’elle.