Et si on décidait de se passer des réseaux sociaux ? Pas définitivement, évidemment, mais deux petits jours. Tenez, demain, par exemple. Et puis vendredi, soyons fous ! Pourquoi, au juste ? Parce qu’avec une météo pareille, scruter la vie des autres sur un écran relève du crime de lèse-réalité, déjà, mais pas que. Déserter Facebook, Twitter, Instagram, TikTok et les autres, en 2019, c’est aussi une manière de protester contre la manière dont ces plateformes, monopolistiques, gèrent des pans entiers de nos vies numériques sans personne (ou presque) pour les réguler.
À voir aussi sur Konbini
C’est pour cette raison que le 25 juin dernier, l’Américain Larry Sanger, 50 ans, a lancé sur son blog l’initiative “Social media strike”, qui invite un maximum d’internaute à s’éloigner des plateformes les 4 et 5 juillet prochains pour défendre une autre vision des plateformes du Web social. (Utiliser le mot “grève” plutôt que “boycott” prend ici tout son sens lorsque l’on considère que les utilisateurs des réseaux sociaux sont ceux qui, indirectement, produisent gratuitement une matière monétisée par ces entreprises.)
Pou ceux qui l’ignoreraient, Larry Sanger n’est pas exactement un quidam du cyberespace. En 2001, il se trouve aux côtés de Jimmy Wales pour cofonder Wikipédia, qui deviendra la plus grande encyclopédie libre et gratuite du Web. Depuis 2017, Sanger est passé à la concurrence en rejoignant Everipedia – en quelques mots, un Wikipédia décentralisé basé sur la chaîne de blocs (blockchain, la technologie qui soutient les cryptomonnaies), qui rémunère ses contributeurs et vise la suprématie épistémologique. Avec cette “grève” des réseaux sociaux, Sanger appelle à militer pour l’extension de ce modèle de plateforme décentralisé, qui permettra selon lui de lutter contre les monopoles des géants de la donnée.
Venez (et repartez) avec vos données
La décentralisation, c’est quoi au juste ? Well, glad you fuckin’ asked. Dans le modèle actuel, dit centralisé, le contenu que votre activité génère – vos messages privés et publics, vos photos, vos vidéos, vos émojis, vos stories, etc. — est stocké sur les serveurs de la plateforme concernée dans des data centers géants. Situés, vous l’aurez compris, de l’autre côté de l’Atlantique.
Vos données ne vous appartiennent pas vraiment. Vous ne pouvez pas les déplacer librement d’une plateforme à une autre, chacune étant un “silo” hermétique qui cadenasse vos informations (et c’est d’autant plus paradoxal qu’en coulisses, ces mêmes plateformes échangent avec une joie lucrative de gigantesques volumes de données entre elles). Bref, vous n’avez pas complètement le contrôle sur ce que vous produisez.
Dans le modèle décentralisé défendu par Sanger, parfois appelé “réseau social distribué”, c’est à la fois l’architecture et le rôle de ces plateformes qui est bouleversé. Imaginez que vous utilisez Facebook, mais que chaque contenu que vous produisez est stocké localement, sur votre ordinateur.
Imaginez que les protocoles qu’utilise Facebook pour publier vos contenus soient standardisés, pas seulement avec Instagram mais avec toutes les plateformes sociales. Vous souhaitez effacer, copier ou déplacer votre profil d’une plateforme à l’autre ? Pas de problème, vous avez le contrôle. Sanger baptise ce paradigme “BYOD” (“Bring your own data”, “venez avec vos données”)
Ce que défend Sanger dans une “Déclaration d’indépendance numérique”, qui fait écho à l’angulaire Déclaration d’indépendance du cyberespace de John Perry Barlow, publiée en 1996, c’est qu’un tel système ferait de Facebook, Twitter et les autres de simples agrégateurs de contenus (à la manière de certaines plateformes de microblogging).
Des fournisseurs de service neutres, qui ne pourraient plus confier à des algorithmes le soin de filtrer en amont ce que vous voyez apparaître sur votre fil d’actualité ou décider pour vous du niveau de confidentialité (et/ou de publicité) de vos données. Dans un tel paradigme, ouvert et standardisé, les plateformes seraient en compétition pour offrir la meilleure interface possible à leurs utilisateurs.
La décentralisation, c’est (peut-être un jour) l’avenir du Web
Cette vision d’un Web revenu à ses premiers émois libertaires, Sanger entend bien la partager massivement… Même si son projet de grève des réseaux sociaux et le hashtag associé (#socialmediastrike) ne sont pas exactement en train de casser les Internets. Comme il l’avoue lui-même, l’idée d’un Web social décentralisé en réponse à l’appétit des géants de la donnée est au moins aussi vieille que la blockchain qui le rend possible, si elle ne la précède pas.
En 2019, il existe des dizaines de projets de réseaux sociaux basés sur cette architecture vertueuse, le plus connu étant probablement Mastodon. Tous sont prometteurs, aucun ou presque ne dépasse le stade du confidentiel. La faute en partie à une absence de modèle économique (forcément, difficile de faire du profit quand on ne dispose pas de données personnelles à monétiser) qui freine leur développement.
L’autre problème, arguent des développeurs sensibilisés au manifeste de Sanger via Hacker News, c’est qu’aucun de ces projets ne peut rivaliser avec les réseaux sociaux traditionnels en termes d’offre de services. Et même si c’était le cas, l’absence de publicité les empêche de franchir le cap du mainstream. C’est cruel, mais être seul sur le meilleur réseau social jamais créé ne sert à rien.
De même, l’idée d’héberger ses propres données pour des questions de souveraineté est un argument récurrent chez les défenseurs de la vie privée : il y a quelques jours à peine, rappelle Numerama, le moteur de recherche alternatif français Qwant lançait ainsi Masq, une fonctionnalité qui permet de personnaliser les services fournis par l’entreprise (comme son récent système de cartographie) tout en étant responsable de ses propres données.
Dans cette optique, l’utilisateur est son propre data center, avec les risques que ça implique — vous pétez votre machine, adieu toutes vos données. On ne le répétera jamais assez, faites des sauvegardes. Surtout si la prophétie de Spanger se réalise et que le prochain Facebook, espérons-le, est une plateforme décentralisée.