Les textes puissants et justes de son premier album Rose ont conquis un grand nombre d’amateurs de rap. Kemmler est revenu ce vendredi 22 mai avec Gris, son nouvel EP, dans lequel il continue d’explorer les états d’âme humains de sa plume toujours aussi habile. À l’occasion de cette sortie, le rappeur a bien voulu nous parler de son travail et de ses inspirations, de la fois où il a écrit pour Shy’m ou de son admiration pour Nekfeu.
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Konbini | Pour écrire, quelles sont tes inspirations principales ? ?
Kemmler | Mes inspirations, moi, c’est la vie réelle : ce que je vis, ce que vivent mes proches. Ce que je connais, en fait. Il ne s’agit pas pour moi de créer un personnage, parce que de toute façon, je ne saurais pas le faire. Par exemple, un truc banal pour tout le monde, comme un pote qui t’appelle pour te raconter que sa meuf l’a quitté, moi, dans mon cerveau, ça va rentrer dans le côté écriture. Il y a toujours ce truc à faire réagir toutes les choses que je vis, par l’écriture. C’est comme les films, quand c’est tiré de faits réels. Tu romances un peu, mais c’est toujours tiré de faits réels.
À quelle heure de la journée t’écris le plus ?
Moi, c’est la nuit, c’est tout le temps la nuit. J’ai un rythme de vie qui est hyper décalé, comparé au rythme de vie normal. Je me couche à sept ou huit heures du matin, et je me lève vers quinze heures. J’ai le studio qui est juste en bas de chez moi. On se retrouve avec mon compositeur en général vers vingt heures, on ne commence à bosser que le soir, jusqu’à tard dans la nuit.
Pour moi, il n’y a aucune inspiration dans la journée. La nuit, il se passe trop de trucs, j’ai l’impression. J’ai une écriture qui tend vers le sombre, c’est pour ça que je passe de Rose, mon premier album, à Gris.
© Kemmler (DR)
T’as déjà eu des moments où t’as la flemme d’écrire ?
Je n’ai pas la flemme d’écrire, parce que c’est vraiment devenu une habitude. Si je n’écris pas pendant deux ou trois jours, ça va vite me manquer. C’est vraiment un moyen de raconter ce que je pense, parce que je ne suis pas quelqu’un d’hyper bavard dans la vie de tous les jours.
À quelle fréquence t’écris ?
Franchement, tous les jours, tout le temps. Je me suis rendu compte que c’est comme le sport. Au début, quand tu fais cinq pompes, tu es épuisé. Et à force, plus tu fais de pompes, plus tu as de facilités. C’est exactement pareil pour l’écriture. Au début, tu te dis que plus tu vas écrire, moins tu auras de trucs à dire. Mais paradoxalement, c’est tout l’inverse, plus tu écris, plus tu développes des techniques, plus tu as des facilités à utiliser des mots, c’est vraiment un mécanisme.
Combien de temps tu mets à écrire un couplet ?
Franchement, un couplet ça peut être très rapide. Après, je reviens pas mal dessus : à chaque fois que je fais une phrase, j’essaie de la tourner dans 10 000 sens. Par contre, des fois, ça peut très être rapide, j’ai des titres qui se sont écrit hyper vite. Mon morceau qui a été le plus streamé de Rose, c’est “Moi aussi”, et je l’ai écrit en 45 minutes, une heure maximum.
T’as peur de ne plus avoir d’inspiration un jour ?
J’ai peur tous les matins quand je me réveille. C’est un truc de fou, c’est ma hantise. Avant d’aller me coucher, j’ai peur de me lever le lendemain et de ne plus savoir écrire, de ne plus savoir dire les choses.
Ça m’est déjà arrivé de ne pas vraiment réussir à démarrer des phrases, de revenir dessus, mais ça ne m’arrive plus. Avant, quand je voyais que ça ne marchait pas, je n’essayais pas d’insister. Maintenant, je le fais. Et j’ai aussi des notes : je garde beaucoup de trucs de la vie de tous les jours : des phrases qui me viennent en tête, des mots ou des idées. Du coup, quand j’ai un petit trou, je vais dans mon dossier de notes, et je trouve toujours un démarrage de texte.
© Kemmler (DR)
Tu gardes tous tes textes de côté ?
Je ne jette rien. En fait, je n’écris que sur mon téléphone, et je garde tout. Ça veut dire que des fois, je me retrouve à regarder mon portable, et lire des textes dont j’avais complètement oublié l’existence. Il y a des phrases qui ne m’évoquent rien à un certain moment de ma vie, et six mois après, elles vont me parler.
Est-ce que tu te rappelles des tous premiers textes que tu as écrits ?
Ouais, je me souviens du premier. Je l’avais fait dans un atelier d’écriture. C’était un parallèle entre la vie et le foot, je disais : “Je veux marquer des buts comme Drogba.” J’étais totalement happé par le football, donc je parlais de ça. Ce sont les premiers trucs qui me sont venus. Aujourd’hui, je n’assumerais jamais ces textes. C’était il y a plus de dix ans. C’est mort, j’étais éclaté au sol ! Il n’y a rien à garder ! [Rires.]
Pour quels artistes t’écris ?
J’ai écrit une partie de l’album de Shy’m. J’écris pour les L.E.J. Ça, c’est une anecdote de ouf : je me suis aussi retrouvé à écrire pour Faudel. J’ai bossé avec pas mal d’artistes en peu de temps, deux ans, depuis la sortie de l’album Rose.
Quelle est la différence entre écrire pour soi et écrire pour quelqu’un d’autre ?
Il y a des côtés positifs et des côtés négatifs à écrire pour quelqu’un d’autre. Le côté positif, c’est que, déjà, pour les autres artistes, il n’y a plus les barrières que tu te mets. La différence, c’est de beaucoup s’adapter à la personne pour laquelle tu écris. Donc j’aime bien discuter avec elle, pour savoir comment elle pense.
C’est variable pour chaque artiste, mais il y a toujours ce truc de s’adapter à la personne. Je n’ai pas envie qu’on se dise : “Ah bah ça c’est sûr que c’est Kemmler qui l’a écrit, parce qu’on dirait que c’est un de ses morceaux.” Je trouverais ça un peu irrespectueux envers l’artiste. Donc je m’adapte vraiment à ce que ce dernier veut raconter. Mais j’adore écrire pour quelqu’un d’autre. Je trouve ça ouf d’arriver à toucher une autre personne sur sa propre vie.
C’est quoi le thème sur lequel tu préfères écrire ?
Je crois que c’est sur l’amour, hein. Avant, j’étais un petit peu pudique sur ça, mais j’ai eu ce déclic à me dire que de toute façon, l’amour est le thème le plus intemporel. Dans cinquante ans, on parlera encore d’amour, dans cent ans aussi.
Rien qu’avec une histoire d’amour, tu peux faire dix albums. Il y a tellement de phases. Tu as le moment de rencontre, le moment de rupture, le moment de dispute, le moment de doute, le moment d’amour, le sexe… Donc pour moi, les mots viennent très vite quand on parle d’amour.
Sur quel thème tu te sens incapable d’écrire ?
J’ai un peu peur de la mort de mes proches, de perdre un être cher. Mais sur cet album, je me suis vraiment ouvert, et j’ai brisé toutes ces barrières de pudeur. J’avais du mal à écrire sur ma famille aussi, parce que j’essaie de les protéger au maximum. Mais je me suis rendu compte finalement que j’y arrivais de plus en plus : dans Gris, d’ailleurs, il y a un morceau sur ma maman.
Ce morceau, par exemple, ma mère ne l’a pas écouté. Donc l’écrire et le rapper, ça a été difficile, mais je pense que l’étape qui va être la plus dure, c’est quand elle va l’entendre. C’est un pas que je vais franchir dans moins d’une semaine, et je ne te cache pas que ça me fait un peu flipper.
T’as une technique d’écriture préférée ?
J’aime bien prendre un thème, et le “torcher”. Par exemple, je prends le morceau “Moi aussi”. Je démarre des questions, je te demande si toi aussi tu as connu les expériences que je décris, “est-ce que toi aussi tu as eu ci, est-ce que toi aussi tu as eu ça”. En fait, je trouve à chaque fois des situations de vie qui vont parler aux gens. C’est quelque chose que j’aime faire, et plus je le fais, plus j’ai des facilités à me lancer dans ces trucs-là.
J’aime bien montrer aux gens qu’on a exactement les mêmes problèmes et les mêmes façons de penser. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir un petit public qui me fait des retours, et donc j’ai l’impression de faire du bien à des gens qui ne connaissent pas forcément.
© Kemmler (DR)
Selon toi, quelle est la meilleure plume du rap français ?
En ce moment, il y a Nekfeu sur Cyborg, j’ai trouvé que c’était un des meilleurs albums de rap français de ces dix dernières années. Chaque titre, je l’ai trouvé exceptionnel. Et puis il y a Damso aussi. Je trouve sa technique et son style d’écriture impressionnants.
Par exemple, dans le morceau de Damso avec Orelsan, “Rêves bizarres”, j’ai trouvé que chaque phrase était millimétrée, et j’ai été impressionné par tout le couplet. Je marche au bluff, je vais voir tout le texte, toute l’enveloppe, comment l’artiste amène ses phrases. C’est ce que je trouve fou chez Damso et Nekfeu, ils disent des trucs, je me dis “putain, j’aurais voulu dire ça”.
J’écoute cent fois plus les textes que les prods. Je suis impressionné en tant que personne qui écrit : comme je suis un challenger, j’ai envie d’être le meilleur, et quand je vois que j’ai encore du travail, moi, c’est une sensation que j’aime bien.
C’est quoi pour toi une bonne punchline ?
C’est comment elle est placée, comment elle est amenée, et sur quoi elle va déboucher. Pour moi, ce n’est pas juste l’arbre qui est beau, ce sont aussi les racines, là où ça a démarré, comment ça finit. C’est l’intégralité qui, selon moi, donne du sens à la punchline.
Selon toi, est-ce que les textes ont une place moins importante dans le rap qu’avant ?
Je dirais que non. Pour moi, le rap est fait de périodes, comme tous les milieux. Il y a eu une période où il y avait moins de place pour le texte, mais je crois que c’est revenu. De toute façon, tu le vois avec les meilleures ventes d’albums : Ninho écrit super bien, c’est aussi le cas de Nekfeu, Orelsan ou Damso. Chaque type de rap a sa place et son public, et je pense que le rap à textes plaît, d’une manière différente qu’avant.
Tu te considères comme un rappeur à textes ?
En tout cas, c’est ce que j’essaie de faire. Après, ce n’est clairement pas à moi de dire si je suis un rappeur un textes ou non. Mais j’essaie de m’en donner des moyens, c’est le but. J’adore les textes, et la musique que je fais, passe par les textes. J’espère que j’arriverai à toucher un maximum de monde, comme moi je suis touché par les textes des artistes dont je te parlais. Donc ouais, c’est mon but.