En quête d’un second QG après Seattle, l’entreprise a laissé tout le pays lui faire une cour fiscale acharnée, avant d’annoncer qu’elle choisissait Washington… et New York.
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Les sphères d’Amazon à Seattle. (© Amazon)
L’histoire n’a rien de nouveau : depuis l’âge d’or de la production industrielle, l’implantation d’une multinationale dans une région représente une manne économique fabuleuse pour ses habitants et ses responsables politiques. Hier, les villes se battaient à coups d’exonérations fiscales pour accueillir les sites de production de l’automobile, de l’aéronautique, de l’industrie lourde ou de l’armement, mais ce monde-là n’est plus.
Aujourd’hui, c’est à Google, Apple, Uber ou Amazon que les villes déroulent le tapis rouge, des cœurs dans les yeux à l’idée d’insuffler de l’emploi et des capitaux dans une époque ravagée par l’interminable crise de la croissance économique. Et tant pis si la population locale s’insurge, l’époque n’est pas aux états d’âme culturels. À ce jeu de l’offre et de la demande, Amazon vient de démontrer qu’elle était probablement la plus habile.
Le 5 novembre, le géant américain de la distribution a annoncé la création d’un nouveau quartier général américain après son site historique de Seattle, devenu trop étroit pour les ambitions gloutonnes de la multinationale. On croyait l’acronyme minimaliste “HQ2”, synonyme de “second QG”, mais Amazon a décidé d’être un peu plus maligne : HQ2 sera divisé en deux lieux, dans les États de New York et de Washington. Un investissement combiné de 5 milliards de dollars pour héberger 50 000 employés “de haut rang”, payés 100 000 dollars par an. La Côte Est vient de toucher le jackpot.
À la recherche de la nouvelle star
Jusque-là, rien d’anormal dans le monde de la superpuissance économique. À ceci près qu’Amazon a orchestré la recherche de son nouveau QG comme un véritable soap opera qui agite les États-Unis depuis près d’un an, raconte le New York Times. En lançant publiquement les enchères en septembre 2017, Jeff Bezos a joué les Willy Wonka aux yeux de toutes les grandes métropoles du pays, qui se sont lancées dans une impitoyable offensive de séduction. Les villes avaient alors six semaines pour se “pitcher” devant le géant. 238 municipalités répondront à l’appel d’offres.
Entre fin 2017 et le printemps dernier, des dizaines de villes moyennes ont créé des équipes chargées de défendre leur candidature, quitte à recruter les étudiants en commerce du coin. À la fin de l’année, le speed dating bat son plein, et les vidéos promotionnelles de maires américains enthousiastes deviennent presque une sous-catégorie Youtube, écrivait alors un New York Times incrédule. Les stratégies de séduction deviendront parfois surréalistes. Andrew Cuomo, le gouverneur de l’État de New York, s’était dit “prêt à changer son nom en Amazon Cuomo” pour les beaux yeux de Bezos. Le maire de Frisco, au Texas, a proposé à l’entrepreneur de construire sa ville autour du campus Amazon.
Un délice pour le géant du e-commerce, qui croule sous les cadeaux et les promesses mirobolantes, tout en contrôlant soigneusement l’avancée du feuilleton. À l’issue des six semaines, Amazon ajoute une couche supplémentaire de dramaturgie en dévoilant une première liste de 20 villes finalistes, à la manière du Comité International Olympique. Durant une partie de l’année 2018, les finalistes continueront à draguer le géant du e-commerce, qui s’assurera en retour de leur envoyer de sibyllins encouragements, à la manière d’une reine de promo jouant avec les nerfs de ses prétendants. Bref, une opération de relations publiques magnifiquement menée.
Derrière la “farce”, une récolte de données géante
Le 5 novembre, cependant, l’annonce par Amazon des résultats de sa grande compétition n’a pas fait l’unanimité, loin de là. Sur Twitter, plusieurs utilisateurs ont évoqué une “farce”, une “cascade” réalisée par le géant pour tenter d’obtenir le plus de dérogations fiscales possible de la part des villes contre la promesse d’un ruissellement économique. Interrogés par le New York Times, plusieurs observateurs expliquaient qu’Amazon avait dupé tout le monde, et pas seulement les villes candidates. Car durant son concours géant, Amazon a fait bien plus que d’inviter les villes à se vendre : l’entreprise leur a réclamé des tonnes de données sensibles. Et elles ont accepté sans sourciller.
Lors du dépôt des candidatures, détaillait le New York Times début janvier, Amazon a demandé aux villes de lui fournir des informations précises sur ses ressources locales, comme ses réseaux de transport, ses formations scolaires et professionnelles, sa politique fiscale ou ses plans de développement d’infrastructures. Autant de données inestimables, habituellement jalousement gardées, qu’Amazon a reçues en cadeau et va désormais pouvoir exploiter à sa guise pour l’implantation de futures bases d’opérations. D’autant qu’une question plus gênante se pose dans les pages du Times : et si HQ2 n’était qu’un leurre ?
Entendons-nous bien, HQ2 sortira bien de terre, sans qu’Andrew Cuomo n’ait besoin de se rebaptiser Amazon. Mais HQ2 pourrait tout aussi bien être le premier d’un archipel de bases opérationnelles disséminées à travers tout le pays, ce qui semble en phase avec la stratégie hégémonique du géant de l’e-commerce. Dématérialisée, Amazon est déjà omniprésente. Dans son ambition de devenir le magasin-qui-vend-tout, partout et tout le temps, l’entreprise n’a que faire de centraliser ses opérations dans un ou deux quartiers généraux des Côtes Est et Ouest. En organisant cette compétition pleine de dramaturgie, Amazon a gagné une mine d’informations précieuse : des plans détaillés de 238 villes américaines, une couverture médiatique gratuite pendant près d’un an et, surtout, l’assurance de son pouvoir absolu sur les responsables politiques américains locaux, prêts à s’entre-tuer pour défiscaliser ses activités. Et c’est peut-être ça le plus terrifiant.