Le “queer rap” vers la lumière ?
Avant de fouler les planches de la Gaîté Lyrique, Le1f s’est produit pendant de longues années dans les bas-fonds des clubs chauds et humides de la Grosse Pomme. Là où une nouvelle génération de rappeurs, entre voguing et références à l’âge d’or, remettent en cause la sempiternelle posture “virile” du MC.
Les journalistes parlent rapidement de “queer” rap”. Un rap “étrange“, étymologiquement, qui semble faire de la question du genre son cheval de bataille. Dans la foulée, les médias évoquent les figures de proue de cette nouvelle mutation du rap américain : Mykki Blanco, Cakes Da Killah, Zebra Katz, et Le1f donc.
De son vrai nom Khalif Diouf, Le1f a 25 ans. Il est d’origine sénégalaise et affiche ouvertement son homosexualité. Bien qu’il ne se travestisse pas comme son ami de longue date Mykki Blanco, Le1f est sensuel : dans son art il n’hésite pas à s’approprier des attitudes longtemps considérées comme exclusivement féminines.
Resté dans l’ombre pendant plusieurs années, la nouvelle recrue de XL Recordings suscite aujourd’hui l’intérêt. La preuve avec Hey, premier EP attendu, qui succède déjà à trois mixtapes : Dark York (2012), Fly Zone (2013) et Tree House (2013). On y retrouve “Wut”, titre qui l’a projeté sous le feu des projecteurs.
À voir aussi sur Konbini
Pokémon et rap pop
Avec cet EP, Le1f aborde une nouvelle étape de création. Si sa première mixtape, Dark York, était le fruit d’un monde visuel issu de son imagination, si Fly Zone a été littéralement conçue dans les nuages (“J’écrivais tout le temps quand j’étais dans l’avion, perché dans ce monde bleu et gris“, confie-t-il), Hey prend un chemin différent.
Pour la conception de cet EP, j’ai quitté les références visuelles, je n’ai pas construit un monde dans ma tête. Je me suis plus orienté vers des morceaux rap pop.
Je serais sûrement Kicklee, qui est un Pokémon de type normal. Ou peut-être Rondoudou… oui, je serais définitivement Rondoudou !
Performance et cours de ballet
Aujourd’hui MC, Le1f n’est pourtant tombé que tardivement dans le bain bouillonnant du game. Né de parents musiciens, il a eu une éducation très classique, loin de l’effervescence du rap new-yorkais des années 90.
Dès son plus jeune âge, Khalif Diouf pratique la danse classique à haute dose, encouragé par les membres de sa famille. “Ma mère et ma grand-mère se sont toutes les deux produites sur la scène du Canergie Hall et du Philharmonic Hall (devenu le Avery Fisher Hall). De façon totalement naturelle, elles m’ont inscrit à des cours de ballet dès l’âge de 4 ans.”
Une culture classique que l’intéressé approfondit à l’université. Il finira même par écrire un mémoire intitulé “Subversion de la performance après la Seconde Guerre Mondiale”. “Mais ne pensez même pas à le lire, nous prévient-il en riant. De toute façon, même s’il était disponible sur Internet, je ne vous dirai jamais où on peut le trouver.”
Das Racist, le déclic
Et puis, finalement, le rap finit par croiser sa route. “Quand j’étais au lycée, mes cousins, qui sont plus vieux que moi, ne faisaient qu’écouter Missy Elliot, Da Brat, Bone Thugs-N-Harmony… C’est eux qui m’ont fait découvrir le rap. Les premiers CDs que j’ai achetés sont ceux d’Aaliyah. Ils m’accompagnaient partout !”
Inspiré par cette découverte, Le1f commence par produire des beats. Il les bricole passionnément sur les ordinateurs de sa prépa, entre rêvasseries et chapes d’ennui. Avant d’intégrer l’université de Wesleyan, il fait la rencontre des gars de Das Racist, pour qui il finira par produire, un peu par hasard, le beat du morceau délirant “Combination Pizza Hut And Taco Bell” sorti en 2008.
Je leur ai filé un bout d’instru que j’avais produit, en pensant qu’ils n’en feraient jamais rien. J’étais genre : “Ouais ouais, prenez-le si vous voulez…” Et ils l’ont finalement utilisé !
Aujourd’hui, l’éducation classique de son enfance est loin derrière lui. D’ailleurs, quand on lui demande l’importance qu’a le ballet dans son travail d’aujourd’hui, Le1f est catégorique :
Aucune ! (rires) Je n’ai jamais vraiment aimé le ballet, je le pratiquais seulement pour les aptitudes physiques que cela te procure. Pour moi, être bon au ballet signifiait surtout être bon au voguing. Les cours de ballet étaient un moyen pour moi d’être meilleur ailleurs.
Il ajoute même :
Danseur professionnel est un métier dont on ne vit pas très bien, surtout aux États-Unis. C’est pour ça que je suis devenu rappeur ! (rires) Je me suis dit : “Ok, j’ai toutes ces capacités physiques, laquelle rapporte le plus de fric ?“ (rires)
Rappeur gay mais pas de “gay rap”
Détendu et avenant quand il évoque son parcours et ses inspirations, Le1f offre un tout autre visage lorsqu’on aborde la question de l’homosexualité. Non pas que l’évocation de son orientation sexuelle le gène, mais il redoute plus que tout qu’on limite sa musique à cette unique dimension :
Je ne pense pas que l’expression “gay rap” décrive bien ma musique. Moi et mes amis, nous sommes gays mais nous ne faisons pas pour autant du “rap gay”.
Ce que l’on entrevoit, c’est que la supposée “politisation” de cette scène est un artefact, un objet médiatique parfois créé de toute pièce.
Effectivement je suis un rappeur noir homosexuel. Mais mes textes sont simplement le reflet de mon vécu. Mes chansons sont politiques parce que les gens les voient comme telles.
J’ai pu écrire des morceaux engagés, comme “&Gomorrah” [extrait de la mixtape Dark York, ndlr] mais ce n’était qu’un titre sur 20 ! En fait je fais juste mes chansons, je suis honnête, et je me fous de savoir comment les gens appellent ça.
En refusant de faire de son homosexualité l’objet principal de son travail, Le1f repousse paradoxalement les frontières du hip-hop. En attendant que l’évolution des mentalités ne finisse de les abattre.
Article écrit par Naomi Clément et Tomas Statius.