Docu : plongée fascinante dans les fonds marins inexplorés de l’Antarctique

Docu : plongée fascinante dans les fonds marins inexplorés de l’Antarctique

Après deux ans de préparation, une expédition de naturalistes, scientifiques, plongeurs et photographes aguerris s’est rendue en 2015 pendant 45 jours en Antarctique à la rencontre de sa biodiversité fascinante et méconnue. Le documentaire issu de ce voyage unique au monde sera diffusé sur Arte samedi 28 janvier à 20 h 50. 

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On entend souvent parler de l’Antarctique, ce continent blanc qui recèle encore une grande part d’inconnu. Pour la toute première fois en 2015, une équipe de spécialistes s’est rendue sur les lieux, à la rencontre de ses créatures emblématiques comme les manchots empereurs mais aussi pour explorer ses fonds marins où jamais l’homme ne s’était rendu auparavant. Un projet initié par le réalisateur Luc Jacquet (La Marche de l’empereur) pour mesurer l’ampleur du réchauffement climatique mais aussi pour rapporter au public des images uniques au monde et lui faire partager des secrets de la nature encore bien gardés.

Le documentaire Antarctica, sur les traces du manchot empereur de Jérôme Bouvier retrace donc cette épopée à travers le regard de Vincent Munier et Laurent Ballesta, deux photographes, biologistes et plongeurs qui ont bravé les terres hostiles du continent de glace en flirtant avec les limites de la physiologie humaine. Nous avons discuté de ce voyage hors du commun avec Laurent Ballesta, le premier plongeur à avoir exploré les grands fonds marins de l’Antarctique à – 60 mètres de profondeur dans une eau à -1,8 degré, entre souffrance et émerveillement.

Konbini | Vous êtes le premier plongeur à avoir exploré les grands fonds marins de l’Antarctique à de telles profondeurs. Quelle sensation avez-vous éprouvée ? 

Laurent Ballesta | Je me suis senti privilégié d’être là. Je ne me suis jamais senti autant investi du devoir de bien faire. J’avais la pression ! La pression de faire un travail qui soit à la hauteur des attentes de Luc Jacquet, qui m’a invité sur ce projet, la pression de savoir que ces images devraient être le miroir sous-marin du travail terrestre ô combien talentueux de Vincent Munier, la pression que mes camarades de plongée soient eux-aussi fiers des images, qu’elles valaient la peine qu’ils aient autant souffert à m’assister. Bref, la pression, un comble pour un plongeur !

Pouvez-vous nous décrire à quoi ressemble notre planète à – 60 mètres de profondeur sous l’Antarctique ? Vous parlez dans le film de jardins luxuriants, de lumières féeriques et du bruit de la banquise…

Je me souviens tout particulièrement d’une plongée, celle que j’espérais depuis deux ans, sur le point le plus isolé de la base de Dumont-d’Urville : le récif du Norsel. À notre arrivée, il était au bord de la banquise. Après la débâcle, il était en pleine mer et donc inaccessible en véhicule. Nous avons pu nous y rendre seulement en hélicoptère. Ce site vierge est une aiguille de roche plantée au milieu de l’eau, surmontée d’un petit capuchon de glace. Il est entouré de fonds de 200 mètres. Le survol est grandiose.

“La vie sous-marine de l’Antarctique est richement colorée comme peut l’être un récif corallien des tropiques”

Le profil rocheux du site le protège des icebergs, si bien que l’une de ses faces n’a jamais été râpée par la glace. Au début c’est une roche lisse puis, très vite, les grandes kelps – ces algues brunes de 4 mètres de long – forment une forêt dense. Vers 40 mètres de fond, les kelps n’ont plus assez de lumière et laissent la place à une prairie de plumes de mer blanches, dans laquelle on trouve des limaces de mer blanches, des escargots tout blancs aussi, et puis, à partir de 50 mètres, la prairie se diversifie de plus en plus : des éponges de plus en plus variées, en boule, arborescente, puis des gorgones… Et finalement, à partir de 70 mètres, on rentre dans des jardins très riches où tous les groupes zoologiques sont représentés par plusieurs espèces d’étoiles de mer, crustacés, poissons, etc. Et dire que quelques minutes avant, nous étions en surface dans un immense désert de glace, le plus grand désert de la planète, d’ailleurs.

Quand on pense au continent Antarctique, on imagine du blanc, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Quelles sont les couleurs de l’Antarctique ?

Au-dessus de la surface, c’est monochrome, du moins les nuances de couleur sont subtiles, il faut l’œil de Vincent Munier ou de Jérôme Bouvier pour savoir les révéler. Sous l’eau, c’est tout le contraire, les contrastes sont puissants, les couleurs souvent saturées. La glace en particulier : les vieilles banquises sont chargées de micro-organismes – des algues essentiellement – et de minuscules crustacés. Tout cela peut donner à la glace toutes les gammes des verts, des jaunes et des rouges. La vie sous-marine, qui abonde à mesure que la profondeur augmente, est elle aussi richement colorée comme peut l’être un récif corallien des tropiques.

“En Antarctique, la difficulté est moins de réussir des images sous-marines originales que d’y plonger tout simplement”

En regardant le film, on voit vraiment la nature comme une œuvre d’art. Comment apporte-t-on un regard esthétique sur cette région du monde inexplorée ?

Jamais l’expression “valoir la peine” n’aura été aussi juste car si les plongées sont douloureuses, elles sont toujours fructueuses. Les images que l’on rapporte ont une valeur toute particulière : elles sont pour la plupart inédites, parce que les hommes qui ont plongé là-bas sont sans doute moins nombreux que ceux qui ont gravi l’Everest. Là-bas, la difficulté est moins de réussir des images sous-marines originales que d’y plonger tout simplement. Alors je crois qu’il est peut-être présomptueux de se poser la question d’un regard esthétique. Quand on est autant poussé dans ses retranchements, comme ça a été le cas lors de ces difficiles plongées, illustrer ce que l’on voit de la manière la plus descriptive est déjà pas mal. Je me suis attaché à prendre du recul physiquement : m’éloigner de mes sujets le plus possible pour mieux les contempler dans leur incroyable univers de glace et de lumière si particulière, ce troublant paradoxe entre la luxuriance des créatures et la rudesse des lieux…

Vous avez pu photographier des coquillages vieux de 90 ans, un spécimen de pieuvre des glaces – pour la toute première fois – ou encore le premier bain des poussins empereurs… Quelle rencontre a été la plus mémorable ?

C’est difficile à dire, d’autant que j’ai le sentiment d’avoir vécu une seule et unique plongée qui aurait duré 50 jours tellement les avant et après-plongées étaient énergivores, aussi épuisants que les plongées elles-mêmes ! Ce que je peux dire, c’est que chaque plongée a amené une surprise : la pieuvre, les champs de pétoncles, les anémones des glaces incrustées dans la banquise, les jardins d’éponges, le rugissement des phoques mâles, les limaces de mer géantes, les prairies de plumes de mer, et évidemment le premier bain des poussins empereurs. Un autre moment touchant a été cette rencontre avec un bébé phoque de Weddell, curieux et timide à la fois, qui se cachait derrière des lames de glace translucides et m’espionnait d’un œil. Mais les images parlent mieux que les mots.

“Dans nos vies citadines, qui peuvent sembler déconnectées de la nature, on oublie trop souvent à quel point nous sommes vulnérables. Le monde sauvage enseigne l’humilité et le respect”

Ces plongées sont pleines de contraintes (froid, matériel lourd, danger) : avez-vous eu des appréhensions ? Qu’est-ce qui vous passe par la tête avant de plonger ?

La longue traversée, qui a duré prés de 12 jours, a fait naître en moi (et je crois aussi chez mes camarades de plongée) une angoisse grandissante à mesure que nous nous enfoncions dans le Sud et sa météo de plus en plus hostile. Quand je voyais le ciel noir, la mer noire et déchaînée, la neige et la grêle tombant à l’horizontale, le moral aussi s’assombrissait et je me demandais vraiment si nous allions être à la hauteur de notre ambition… Ensuite, une fois installés sur la base, il n’y avait plus le temps de se poser des questions existentielles, il y avait trop à préparer, vérifier nos équipements, revérifier, planifier, il fallait faire et surtout bien faire ! C’est cela qui revenait sans cesse dans ma tête : bien faire mon métier, et recommencer chaque jour tout simplement.

Ces plongées sont des luttes permanentes avec le froid, vous flirtez avec les limites de la physiologie humaine et exprimez même une certaine souffrance. Les fonds marins de l’Antarctique sont-ils d’après vous les derniers bastions où l’homme est dominé par la nature et non l’inverse ?

Je pense qu’on peut trouver ses limites dans de nombreuses circonstances, et même en restant chez soi. Simplement, au cœur de la nature, c’est peut-être plus simple de s’en apercevoir. Dans nos vies citadines, qui peuvent sembler déconnectées de la nature, on oublie trop souvent à quel point nous sommes vulnérables face à elle. Le monde sauvage a cette vertu, il enseigne l’humilité et le respect sitôt que l’on s’y frotte. En Antarctique, la leçon est immédiate.

Au cœur de cette nature hostile, où l’on survit plus qu’on ne vit, plonger pourrait sembler un acte de pure provocation tant ces eaux, aussi magiques soient-elles, sont inhospitalières aux pauvres primates que nous sommes. Il faut absolument avoir fait le choix de ces plongées, être certain de son envie et de sa curiosité, de son goût pour l’exploration. En Antarctique, on ne peut pas feindre sa passion. On ne peut pas aller là-bas par défaut, les contraintes sont trop grandes pour qui n’aime qu’à moitié.

“Quand au cœur de ces profondeurs, si inhospitalières à sa propre survie, on découvre la vie – des vies à l’écart de la vie –, on se sent, plus que jamais, l’âme d’un explorateur”

Selon les scientifiques, même ces endroits inaccessibles et jamais atteints avant votre expédition sont pourtant contaminés par l’homme. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Un sentiment qui oscille entre colère et désespoir. Peu importe, oserais-je dire, les plus beaux combats sont ceux perdus d’avance, alors même si mon seul moteur est simplement le goût de l’exploration, je rêverais volontiers que nos images puissent contribuer à quelques décisions futures en faveur de la préservation de cette région sauvage, sait-on jamais. Je ne me fais aucune illusion, surtout avec le retour aux pouvoirs des libéraux et des climatosceptiques, mais à ne pas se faire d’illusions, on peut avoir de bonnes surprises…

Quel message espérez-vous faire passer à travers vos photographies et ce documentaire sur l’Antarctique ?

Oubliez les notions habituelles qui nous poussent à l’exotisme. Là-bas, il n’y a ni douceur de vivre ni l’accueil de décors luxuriants, c’est autre chose. Si le climat y est d’une rudesse débordante, les joies y sont pourtant possibles. Seulement, elles sont frugales et subtiles. À l’heure d’un monde surpeuplé, ultraconnecté, abondant de plaisirs artificiels, il apparaît que la solitude, l’isolement, deviennent des luxes rares de nos jours. L’Antarctique a les moyens de vous les offrir. Ces cadeaux ont un prix cependant : accepter une certaine dose de douleur… Mais peu importe car lors de ces éprouvantes plongées, où les extrémités, pieds et mains, gèlent et perdent très vite toute sensibilité, les sensations intérieures, elles, à l’inverse, bouillonnent à plein régime.

Quand au cœur de ces profondeurs, si inhospitalières à sa propre survie, on découvre la vie – des vies à l’écart de la vie –, on se sent, plus que jamais, l’âme d’un explorateur. À l’aube du troisième millénaire, où, sur notre petite planète, peut-on encore s’imaginer être le premier à observer un morceau vierge de nature ? Définitivement dans les profondeurs polaires où l’homme n’a jamais mis les palmes. Vous pouvez toujours sourire, mais quand on plonge en Antarctique, tout là-bas, on s’y croit ! Puissiez-vous, le temps d’un film ou d’un livre, vous y croire aussi. Ça fait un bien fou, je vous le promets !

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