La trilogie Lucide, c’est un long exposé. Lucide était l’avant-propos, où je regarde la vie comme elle est. Extra-Lucide, c’est le vif du sujet, il s’agit de se battre pour un amour. Mais pas un amour niais, un amour réel. Transe-Lucide est la conclusion, où je vais au bout du bout de mon concept de lucidité. Je faisais soit un sextuple album, soit une trilogie.
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Et lorsqu’on connaît le parcours du rappeur d’Evry, on est surpris de lui trouver les idées si claires et l’esprit si serein. Car Serigne M’Baye Gueye, franco-sénégalais de 35 ans, revient de loin.
Marqué depuis le “Poisson Rouge”
Il y a eu le début des années 2000, où son premier album Le poisson rouge et son tube “J’pète les plombs” lui valent l’étiquette de “prochaine grosse chose” jamais vraiment confirmée. Les émeutes de 2005, la présidentielle de 2007, où les médias et la gauche le hissent au rang de banlieusard bon teint assis à la droite d’Abd al Malik. En 2009, soucis personnels et lassitude de l’industrie le poussent à mettre fin à sa carrière de rappeur avec un chant du cygne, Disiz The End.
Il écrit alors son premier roman, se réinvente l’année suivante en Disiz Peter Punk, avatar electro-rock qui fera long feu. Avec partout la même volonté depuis ses débuts, depuis cette fichue histoire de poisson rouge, où un gamin de quartier a été tué pour trois fois rien. Cette volonté de déconstruire le déterminisme, les idées reçues qui amènent à la haine et la discrimination, au sein de et envers la banlieue.
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“Je me suis épaissi”
Il ne faisait pas bon prôner la paix sociale et faire des feats avec Yannick Noah à l’heure où brûlaient les cités. On le dit trop lisse, trop naïf, trop “conscient”. Il peine à trouver sa place dans le rap jeu :
Ce qui m’a frustré pendant longtemps, c’est qu’on m’a collé l’image du rappeur intello. Pour moi, c’est une vision totalement bourgeoise de ce qu’est le rap et de ce qu’est un quartier. Et ce qui me fait le plus mal au cœur, c’est que les gens qui viennent d’où je viens ont intériorisé cette vision-là, ils me voient et ils se disent : “il est pas comme nous”.
Qu’à cela ne tienne, ses déboires deviennent l’électrochoc qui lui permettra de faire le ménage dans sa vie et dans sa tête. Après avoir arrêté le rap, il passe le Bac qu’il n’avait pas, s’inscrit à la fac, s’occupe de sa famille.
Pour revenir au rap plus sûr de lui :
Jusqu’à Disiz The End, j’avais un regard un peu niais sur certaines choses, j’étais dans le monde des Bisounours. Il y avait pas mal de démagogie involontaire dans mon discours. Je pensais que la bonne intention suffisait, mais la bonne intention ne suffit pas. Il faut lire, regarder l’Histoire. Le fait de me prendre ces chocs, de faire ces erreurs-là, ça m’a permis de me reconstruire. Je me suis épaissi. J’essaie de revenir avec le même discours, mais je suis moins maladroit. J’essaie d’être plus subtil dans ma manière de dire les choses.
“Je voulais me mettre à nu”
Transe-Lucide. Derrière cet oxymore, la volonté de Disiz de réaffirmer sa condition de métis, de banlieusard, de musulman, de réconcilier toutes ces identités avec son passeport français. Et ce processus passe tout d’abord par une mise à plat et un dévoilement total, selon le MC :
Contrairement à d’autres rappeurs, j’ai pas d’alter ego, pas de Slim Shady. Dans ce que je raconte, je ne mets aucune distance. Ça passe par un gros travail d’introspection et de rédemption, et un peu de mea culpa. C’est brut, c’est frontal.
J’étais obligé de ne plus passer par des stratagèmes pour parler de moi. Je me suis refusé à passer par du second degré et des artifices. Je voulais me mettre à nu, exprimer ma sensibilité tout en étant un mec de quartier.
Un dévoilement qui passe par des morceaux très personnels comme “Khadija” ou “Prends le risque”. Disiz pratique une stricte ascèse musicale en s’imposant une expression frontale et le quasi-abandon du storytelling style “Ghetto Sitcom” ou “L’inspecteur Disiz”. Pas d’invité non plus (sauf la jeune chanteuse franco-américaine Mad sur “Spirales”). Côté emceeing, une écriture plus épurée sur pas mal de pistes, par volonté dit-il, “de rendre les textes plus accessibles.”
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“Sans la musique, je serais quelqu’un d’aigri”
Transe-Lucide est porté par une volonté de concilier différentes idées du rap sans jamais trahir son identité. Avant, cela donnait des albums un brin consensuels et donneurs de leçons. A présent, Disiz offre un disque solide musicalement, qui transpire l’intégrité. Transe-Lucide, c’est aussi la satisfaction de relever la tête quand beaucoup le déclaraient mort artistiquement.
Et peu importe si ça ne plaît pas à tout le monde :
Dans Le ventre du crocodile [son album rock, ndlr] j’essayais de dessiner ma propre case, pour ne pas être dans celle où on m’avait mis. Maintenant je ne dessine plus de case. Je fais ce que j’ai envie de faire, c’est ce qu’on aime chez moi et c’est ce qu’on me reproche en même temps…
L’ancien Disiz a souffert du succès et de ses compromissions. Dépouillé de ses illusions, le Disiz nouveau, tout à la fois rappeur, père et mari, s’affirme plus que jamais. Il cite volontiers l’autobiographie de Malcolm X, dont il espère acheter les droits de traduction, comme ciment de sa reconstruction.
Sa révolte contre “le système” est canalisée, maîtrisée :
Plus je comprends le monde dans lequel on vit, plus il m’écœure. Si je n’avais pas la musique ni la spiritualité, je serais quelqu’un de violent, d’aigri. Si j’avais eu la connaissance du monde que j’ai maintenant quand j’ai fait Poisson Rouge, c’est un brûlot que j’aurais fait. J’aurais. Tout. Niqué.
Pour son prochain album, il prévoit quelque chose de “très rap”. Il a retrouvé l’appétit de kicker sans prise de tête. Avec Transe-Lucide, Disiz est enfin “devenu celui qu’il aurait dû être”, pour citer Booba. Un second souffle aux allures de rédemption.