Vingt-six ans plus tard, la vie d’Amanda Marie Ellison, immortalisée par Mary Ellen Mark, n’est pas celle qu’elle espérait avoir. Retour sur l’un des clichés les plus célèbres de la photographe, et le destin de sa fillette à la cigarette.
En s’éteignant le 25 mai 2015 à New York à l’âge de 75 ans, Mary Ellen Mark a laissé derrière elle 40 années de travail acharné. Une carrière aussi passionnée qu’engagée durant laquelle la photographe, membre de la prestigieuse agence Magnum de 1977 à 1982 avant de devenir indépendante, a immortalisé de la manière la plus brute une réalité parfois violente. S’intéressant notamment de près à une jeunesse en proie à elle-même, la photographe déclarait à Time :
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“Je n’aime pas photographier les enfants comme des enfants. Je tiens à les voir comme des adultes, comme qui ils sont vraiment. Je suis toujours à la recherche de ce qu’ils pourraient devenir.”
Parmi ces jeunes qui lui étaient si chers, Mary Ellen Mark a croisé le chemin d’Amanda et sa cousine Amy, pour un de ses clichés les plus célèbres. En 1990, la photographe se rend, pour le magazine Life, dans la campagne de la Caroline du Nord pour réaliser un reportage sur les “enfants à problèmes”. C’est là qu’elle fait la rencontre d’Amanda, sa “préférée”, racontait-elle à Vogue en 1993.
“Elle était si mauvaise qu’elle était merveilleuse, elle était très vulgaire, elle était brillante.”
Vingt-six ans plus tard
Aujourd’hui, Amanda Marie Ellison est enfin l’adulte qu’elle prétendait être. Juste après la disparition de Mary Ellen Mark, en 2015, l’équipe de la radio publique NPR a remonté la trace de l’ancienne gamine pour prendre de ses nouvelles.
Amanda a désormais 34 ans et vit à Lenoir, en Caroline du Nord. Elle se souvient :
“Quand elle est arrivée et qu’elle a pris ses photos, je me suis dit : ‘Hey, les gens vont me voir, je vais attirer l’attention, ça va peut-être changer des choses pour moi […]. Je pensais que ça pouvait être un moyen de m’en sortir, mais ça n’a pas été le cas.”
Un constat rendant son destin prévisible au simple regard de cette photo et de la réalité, dont elle était prisonnière.
Retour en 1990, dans la ville de Valdese en Caroline du Nord. Lors d’un après-midi ensoleillé, Mary Ellen Mark s’apprête à immortaliser l’une des scènes les plus marquantes de sa carrière. Face à son objectif silencieux, deux petites filles. Amanda, 9 ans, se tient debout au premier plan. Derrière elle, sa cousine Amy, 8 balais, est avachie sur le bord de la pataugeoire, le corps à moitié submergé. En surpoids pour son âge, elle fixe l’œil de la photographe d’un regard aussi vide qu’innocent.
Amanda, l’adulte de 9 ans
“Jamais de ma vie je n’ai pu oublier cette photo”
Cette fameuse scène est depuis restée ancrée dans la mémoire d’Amanda.
“Je ne l’ai jamais oubliée. Jamais de ma vie je n’ai pu oublier cette photo.”
À cette époque, elle vivait dans une résidence d’un quartier pauvre surnommé “Sin City”. Elle raconte que parmi les habitants des logements aux loyers dérisoires se trouvaient beaucoup de toxicomanes. C’est à ce moment qu’elle se met à taxer des cigarettes, et fumer.
“Je ne pouvais pas acheter de cigarettes. Si personne ne m’en donnait, alors, oui, je volais des paquets.”
Dès ses 11 ans, elle prend la direction d’une famille d’accueil, puis se promène de foyer en foyer. Jusqu’à développer une addiction aux drogues dures à l’âge de 16 ans.
Depuis, Amanda a fait de la prison, et se dit être toujours “entourée de fous et de médicaments”. Même si, depuis, explique-t-elle, son quotidien s’est amélioré, son destin reste loin de celui qu’elle s’était imaginé lors du fameux cliché.
Un destin qui n’était lié à celui de la photographe que, en partie, par cette photo. Après avoir travaillé conjointement lors de shootings, Amanda perd dans la foulée contact avec Mary Ellen Mark. Pendant vingt-cinq ans, de son adolescence à l’âge adulte, elle cherche à la joindre, sans succès. C’est seulement à la mort de la photographe qu’Amanda a de ses nouvelles, via un post Facebook de son cousin.
“J’ai pleuré, pleuré… Parce que tout d’un coup, c’était là.”
Elle n’a pas pu la revoir, mais s’est imaginée ce que la photographe aurait pensé d’elle :
“Je dirais qu’elle serait, je ne sais pas, submergée de joie au regard de ce que j’ai fait jusqu’ici.”
Mary Ellen Mark et les “humains”
“J’étais moi-même une sorte d’enfant à problèmes, j’étais émotive, sauvage, rebelle à l’école. Je suis très touchée par les enfants qui ne disposent pas d’avantages, ils sont beaucoup plus intéressants que les enfants qui ont tout. Ils ont beaucoup plus de passion et d’émotion, et une très forte volonté.”
C’est ce que déclarait Mary Ellen Mark au magazine Vogue en 1993. Tout au long de sa carrière, la photographe a proposé une vision brute de la réalité, aussi dure soit-elle, avec des clichés qui en disent long sur les personnes qu’ils dépeignent et nous donnent envie d’en savoir plus à leur sujet.
“Je les trouve peut-être plus humains”
Au-delà de simplement appuyer sur le déclencheur et s’en aller, la photographe passait énormément de temps auprès de ses “sujets”, n’hésitant pas à rester nuit et jour à observer, à documenter leurs conditions de vie. Sa mission : vivre ou du moins ressentir la réalité qu’elle s’apprêtait à transmettre au regard du monde, à la croisée entre la photographie sociale et le documentaire sociétal. Son but : marquer les esprits en montrant un univers terne, en noir et blanc. Avec une singularité : toute l’humanité qu’elle mettait dans ses clichés.
“J’ai une affinité avec les gens qui n’ont pas eu de chance dans la société. Je suis toujours de leur côté, je les trouve peut-être plus humains”, confiait-elle au New York Times Magazine en 1987.
Des fugueurs et enfants des rues de la ville de Seattle aux prostituées d’Inde qu’elle a shootées alors même qu’elles travaillaient, de la vie peu attrayante des héroïnomanes de Londres au début des années 1960 aux patients d’hôpitaux psychiatriques, Mary Ellen Mark n’a eu de cesse de photographier l’intimité d’une société marginalisée et bien souvent incomprise.
Un monde dont l’artiste n’a pu être que la spectatrice, à défaut de le sauver, devenant le témoin-clé de notre conscience tout en l’ouvrant à d’autres perspectives.