Inquiets de l’influence de Google et Facebook sur la société, des ex-employés des deux géants lancent une campagne de sensibilisation.
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L’ironie serait frappante si elle n’était pas si lugubre : des ex-employés de Google et Facebook, vétérans de la première génération solutionniste – et un poil idéaliste –, effrayés par la dimension planétaire prise par leurs conglomérats respectifs, se sont regroupés pour créer, dimanche 4 février, le Center for Humane Technology, une ONG qui militera pour sensibiliser aux… dangers de la technologie, et notamment à l’addiction aux réseaux sociaux, rapporte le New York Times.
En partenariat avec le régulateur des médias Common Sense, le groupe prévoit de lancer sa première campagne de lobbying, baptisée “The truth About Tech”, à destination de 55 000 écoles publiques américaines. Forte d’une enveloppe de 7 millions de dollars, levés à la fois par Common Sense et cette nouvelle entité, elle vise à éduquer parents, enfants et corps enseignants sur les dangers inhérents à la surconsommation de réseaux sociaux, notamment sur les risques de dépression associés.
Au-delà de cette première campagne, le Center for Humane Technology a d’autres idées pour réformer le secteur de la technologie et influer sur les politiques de fidélisation dès le plus jeune âge mises en place par Google et Facebook : le groupe prévoit notamment de créer un site prosélyte, le Ledger of Harms, à destination des ingénieurs de ces entreprises ayant soudain eu une épiphanie éthique, qui compilera des données issues d’études scientifiques pour quantifier les effets des nouvelles technologies sur la santé, ainsi que des guides pratiques sur la meilleure façon de rendre ces services plus “sains” (et recruter de nouveaux membres, tant qu’à faire).
Parallèlement, le groupe va entamer une campagne de lobbying pour encadrer les pratiques des géants de l’innovation, en se concentrant sur l’interdiction des bots sans identification et le lancement d’une commission chargée d’étudier l’impact des réseaux sociaux sur la santé. À peine lancée, l’ONG a déjà prévu d’être au four et au moulin.
De plus en plus de dissidents
Au fond, passé l’ironie initiale, force est de constater que les rangs des techies repentis grossissent tranquillement au sein de la Silicon Valley, et pas uniquement aux échelons inférieurs des multinationales : difficile, en effet, d’oublier les prises de parole pyrotechniques de plusieurs cadres de Google et Facebook l’année passée, chacun d’entre eux rivalisant d’amertume et de culpabilité vis-à-vis de leur ancien employeur.
Sean Parker, ancien numéro 2 de Facebook, novembre 2017 : “Dieu seul sait ce que Facebook fait aux cerveaux de nos enfants.” Chamath Palihapitiya, ancien vice-président du réseau social, décembre 2017 : “Nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social.” Tim Cook, PDG d’Apple, janvier 2018 : “Je ne mettrai pas mon neveu devant un réseau social.” La liste des doléances est non exhaustive.
Et que dire de Mark Zuckerberg, qui a profité de ses résolutions annuelles pour annoncer que Facebook allait passer 2018 à “réparer” ses dysfonctionnements ? Dans l’Eden de la Silicon Valley, le LSD microdosé semble avoir cessé de faire effet.
La science de l’addiction
D’autant que du côté scientifique du problème, les chercheurs commencent eux aussi à corréler dépression, insécurité et stress à l’usage quotidien, voire permanent, des réseaux sociaux sur téléphone portable. Le 26 janvier, rapportait Quartz, l’une des plus grosses études statistiques jamais effectuée sur la question, menée par la professeure Jean Twenge de l’université de San Diego, montrait que les adolescents passant cinq heures ou plus par jour sur les réseaux sociaux étaient en moyenne deux fois plus malheureux que ceux qui se contentaient d’une heure par jour.
Une autre étude, menée en février 2017, montrait que les jeunes adultes privés de Facebook sur leur lieu de travail se révélaient également plus heureux que les autres. Ajoutons à cela la corrélation déjà bien identifiée entre l’exposition aux écrans et les problèmes de stress et de sommeil, et l’équation est complète : réseaux sociaux + exposition massive aux écrans = société de dépressifs et d’insomniaques.
Pour empêcher l’inévitable, donc, voilà qu’émerge un contingent rebelle qui compte dans ses rangs l’inventeur du bouton “J’aime”, Justin Rosenstein (la canonisation est en cours), et toute une troupe désireuse de se refaire un karma en envoyant des Scuds à leur méchant ex-employeur-devenu-conglomérat-maléfique.
Dans le monde post-Silicon Valley, l’éthique est peut-être la nouvelle vitrine mais les fondamentaux solutionnistes ne changent pas : quand l’État et le grand public n’y arrivent pas, les ingénieurs arrivent à la rescousse, même quand il s’agit de nous libérer de leurs propres créations. Pendant ce temps-là, Facebook lançait son Messenger pour enfants le 4 décembre dernier et YouTube Kids continue d’inonder les gosses d’un flux constant de violence et d’aliénation, malgré les hurlements des parents connectés. Il reste encore beaucoup de chemin à faire, avec ou sans la horde des repentis.