Depuis 2013, le 12 mars est devenu la Journée nationale de la mastication de la feuille de coca en Bolivie. L’occasion d’en connaître un peu plus sur cette plante ancestrale aux valeurs nutritives et médicinales importantes interdite en France.
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Débarquer à El Alto où se situe l’aéroport international de La Paz après de nombreuses heures de vols est une épreuve physique pour nos petits corps d’Européens habitués à vivre pratiquement au niveau de la mer. En effet, cette banlieue de la capitale administrative de la Bolivie, devenue une ville à part entière avec plus d’un million d’habitants, est située à plus de 4 000 mètres d’altitude. Mal de tête, nausées, une très grande fatigue et surtout l’impression d’avoir couru un semi-marathon après avoir déambulé une demi-heure dans les rues arpentées de La Paz, sont autant de symptômes provoqués par le mal des montagnes.
C’est pourquoi dans la plupart des hôtels et auberges de jeunesse, on propose en général en guise de bienvenue aux touristes une petite infusion de feuilles de coca. Cette plante ancestrale, consommée quotidiennement par de nombreux Boliviens, aide à faire passer ce terrible mal qui peut clairement gâcher votre séjour paceño. Il suffit de se balader en Bolivie et de discuter avec ses habitants pour prendre conscience de l’importance de cette plante pour eux.
Considérée comme une substance illicite par la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 des Nations unies, la feuille de coca est donc interdite à travers le monde. Pourtant, depuis le 12 mars 2013, l’organisation internationale permet à la Bolivie, au Pérou et à la Colombie de cultiver et vendre légalement la feuille de coca, à condition qu’elle soit réservée à la consommation traditionnelle de ces pays andins, bien sûr.
En Bolivie, le 12 mars est ainsi devenue la Journée nationale de l’acullico (mastication de la feuille de coca en quechua), une manière de célébrer cette décision et l’occasion d’en savoir un peu plus sur cette plante ancestrale, souvent mal connue des Occidentaux qui l’associent systématiquement à la cocaïne, extraite de la feuille de coca après un très long processus chimique.
De l’importance de la feuille de coca dans les pays andins
Tradition millénaire, la consommation, et surtout la mastication, de la feuille de coca est pratiquée depuis plus de 5 000 ans dans la région andine :
“C’est important pour nous parce que nos ancêtres en ont toujours consommé. Alors pour mastiquer la feuille de coca, il faut enlever la tige, enfin ça dépend des personnes, certaines la laissent”, nous explique Felisa Cruz, dirigeante de la Fédération départementale des femmes paysannes et indigènes originaires de Tarija, Bartolina Sisa, en ce jour important de l’acullico, célébré depuis 2013.
Elle poursuit : “On peut ajouter un peu de bicarbonate si on veut, cela permet de donner un goût mentholé, par exemple. En mâchant, on fait ensuite une boule que l’on garde d’un côté de la bouche. Après – tout dépend des personnes –, on peut la maintenir dans la joue pendant plusieurs heures. Pour ma part, trois heures c’est bien, ça permet de bien extraire le jus de la feuille de coca jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de goût”.
Inscrite comme “patrimoine culturel” dans la constitution de l’État plurinational de la Bolivie, approuvée depuis 2009, la feuille de coca est ainsi un “élément symbolique de la culture andine et de la vie sociale des Boliviens“, précise Joep de l’association belge “Amis de la feuille de coca”, créée en 2011 pour défendre sa consommation à travers le monde et œuvrer à une meilleure compréhension de cette culture traditionnelle.
En effet, il suffit d’entendre parler les Boliviens de cette plante pour comprendre toute son importance, surtout pour les paysans et les indigènes qui la mentionnent toujours comme “la feuille de coca sacrée“. Car mis à part sa consommation, la feuille de coca est présente lors de nombreux rites et serait plus ou moins mystique.
“Nous l’utilisons pour rendre hommage à la Pachamama (Terre-Mère) afin qu’elle nous donne les années suivantes de bonnes récoltes“, nous précise Felisa Cruz qui insiste bien sur le fait que la feuille de coca est indispensable pour de nombreux travailleurs, notamment les mineurs et les paysans qui arrivent à supporter des conditions de travail difficiles grâce à l’acullico et permet surtout de “prévenir de nombreuses maladies” en apportant un certain nombre de minéraux et vitamines.
Les bienfaits de la feuille de coca
En effet, selon une étude réalisée par l’université de Harvard, la feuille de coca serait une des plantes les plus nutritives au monde. Utilisée aussi bien pour ses vertus énergisantes (que l’on pourrait comparer aux effets du café) contre la fatigue, comme coupe-faim pour tenir jusqu’au repas, contre les problèmes d’estomac ou les douleurs de dents, et pour atténuer le mal de l’altitude, la feuille de coca est sans cesse vantée par les Boliviens car elle possède des propriétés médicinales intéressantes.
“Par exemple, les personnes qui vivent à la campagne et qui mastiquent la feuille de coca vivent plus longtemps que les gens qui sont dans les villes et n’en consomment pas, sachant que c’est important de rappeler que ce n’est pas addictif”, nous assure Juvenal Marin de la Direction générale de la feuille de coca et de l’industrialisation, chargé du contrôle de la commercialisation à Tarija. “Il paraît que cela permet également de guérir le diabète“, complète-t-il un peu moins sûr de lui. De son côté, Joep de l’association “Amis de la la feuille de coca”, tient à souligner :
“Il n’existe aucun document scientifique sérieux qui démontre que la consommation de feuilles de coca a un effet négatif sur la santé. Au contraire, beaucoup d’effets positifs ont été documentés par des scientifiques et des instituts d’investigation aussi bien sud-américains qu’occidentaux.”
Si aucune recherche n’a encore effectuée, plusieurs commerçants et personnels de la santé s’inquiètent quant même d’une chose : de nombreux producteurs utilisent de plus en plus de pesticides pour obtenir un meilleur rendement. “Nous luttons pour une production écologique et naturelle car l’utilisation des produits chimiques pourrait entraîner à termes des effets négatifs sur la santé“, regrette Juvenal Marin, toujours aussi étonné quand on lui rappelle qu’en France, la production, la vente et la consommation de la feuille de coca sont interdites.
“La cocaïne, ce sont les gringos qui l’ont apportée ici”
“Consommer la feuille de coca, c’est une pratique complètement inoffensive et au contraire bénéfique pour la santé”, résume ainsi Joep avant d’ajouter :
“C’est un acte de résistance contre une interdiction internationale qui est essentiellement raciste, c’est-à-dire contre les peuples indigènes qui sont ceux qui la consomme le plus.”
Il sont ainsi plusieurs à utiliser le mot “résistance” lors de cette Journée nationale de l’acullico et à jeter la pierre aux Occidentaux qui ont pénalisé la feuille de coca dans leur pays de 1961 jusqu’en 2013 pour tenter de limiter la production de la fameuse poudre blanche. “La cocaïne, ce sont les gringos [terme péjoratif qui désigne les étrangers, ndlr] qui l’ont apportée ici. Ce n’est pas de notre faute s’ils ont des problèmes avec la consommation de la cocaïne dans leur pays ! Nous, nous consommons seulement la feuille de coca sous sa forme naturelle”, s’indigne Henry Chavez, de la Brigade parlementaire à Tarija.
Il suffit de sortir un peu pour se rendre compte que ceux qui consomment de la cocaïne en Bolivie sont les jeunes issus d’un milieu aisé qui sont souvent opposés à la politique d’Evo Morales et son processus de changement, et surtout les backpackers et expat’ occidentaux, excités à l’idée de s’en mettre plein les narines avec “de la bonne”, “de la (presque) pure“, “de la végétale et non de la synthétique” pour vraiment pas cher.
Pour vous donner un exemple, c’est grâce à un couple de Français de passage dans la région des vins, pas franchement discret et pourtant pas fichu d’aligner trois mots en espagnol, qu’un des plus gros fournisseurs de Tarija, petite ville du sud dans laquelle j’habite, s’est fait choper.
Bref, autant dire que malgré le coût vraiment bas de la cocaïne par rapport à nos critères européens – une dizaine d’euros pour un gramme – les paysans, qui sont ceux qui mastiquent le plus la feuille de coca, n’ont pas les moyens de se taper un petit rail en soirée. C’est donc surtout avec une rancœur compréhensible contre les Occidentaux qu’ils accusent de contribuer au narcotrafic dans leur pays que les Boliviens ne cessent de répéter : “Il est très important de rappeler que la feuille de coca, ce n’est pas de la cocaïne.”
Il faut dire que pour passer de la feuille de coca à la cocaïne, le processus est particulièrement long et compliqué. Pour faire court : prenez beaucoup de feuilles de coca, faites les macérer dans de l’essence (kérosène), filtrez, ajoutez de l’éther, de l’acide, de l’acétone et plein d’autres produits chimiques, faites mijotez le tout à feu doux, dissolvez ensuite avec encore plus de produits chimiques, laissez sécher et vous obtenez finalement cette fameuse poudre blanche.
Alors, bien évidemment, ce serait un peu facile de mettre tous les torts sur le compte des Occidentaux. Certains paysans de la région des Yungas, dans le département de La Paz, et de la province du Chapare, dans celui de Cochabamba – les deux seules régions où l’on produit des feuilles de coca – trouvent leur compte dans le narcotrafic.
“Les gouvernement boliviens ont toujours lutté contre le trafic, ou du moins ils le prétendent. Néanmoins, nous savons tous qu’une grande partie de la production des feuilles de coca est destinée au narcotrafic. Il suffit de visiter les Yungas ou le Chapare pour voir une grande quantité de voitures qui proviennent forcément de la contrebande, car de simples paysans ne pourraient certainement pas s’en acheter d’aussi chères”, regrette Joep de l’association des Amis de la feuille de coca, qui s’attache justement à sensibiliser pour diminuer la production, le trafic et la consommation de cocaïne.
Côté chiffres, il est toujours compliqué de connaître exactement à quel point cette économie souterraine est importante, ni combien d’hectares de plantations de coca sont vraiment destinés au narcotrafic. Selon plusieurs sources, sur les 23 000 hectares de plantation en Bolivie, la culture de la coca traditionnelle serait actuellement autorisée sur 12 000 hectares, ce qui laisse quand même pas mal d’hectares hors la loi.
Vers une légalisation de la feuille de coca dans le monde entier ?
La dépénalisation de la feuille de coca dans plusieurs pays andins par les Nations unies était ainsi une reconnaissance attendue par les Boliviens, qui n’ont jamais vraiment arrêté de la mastiquer, comme nous l’avoue une vendeuse :
“Nous avons toujours continué à mâcher des feuilles de coca malgré l’interdiction. Sauf qu’avant Evo Morales, on ne pouvait pas laisser ce grand sac plein de feuilles de coca, comme ça, en évidence. On faisait super gaffe, on cachait ça à l’arrière de la boutique et on planquait le sac de feuilles de coca entre des grains de riz ou les pâtes ! Maintenant, il faut avoir une autorisation pour en vendre.”
En tant que premier président indigène et ancien cocalero, Evo Morales a ainsi lutté au niveau international pour que la feuille de coca ne soit plus considérée comme une substance interdite, n’hésitant pas à mâcher des feuilles de coca en pleine conférence de la Commission des stupéfiants de l’Onu il y a sept ans.
Actuellement, si l’article 36 de la Convention unique sur les stupéfiants signée en 1961 qui sanctionne toujours la production et la consommation de la feuille de coca n’est toujours pas modifié, la Bolivie a obtenu, après l’accord de la majorité des États membres, qu’elle soit légale sur son territoire. Une grande victoire que les Boliviens aimeraient bien voir évoluer vers une légalisation au niveau international.
“La dépénalisation de la feuille de coca ouvrirait la possibilité d’un marché européen pour la feuille de coca et ses dérivés traditionnels avec une perspective de développement rural dans une partie de la region andine.
D’un point de vue de la régulation, on pourrait limiter la quantité requise pour un marché légal, il y a des études qui indiquent qu’avec seulement le maté de coca, on pourrait avoir un marché mondial qui pourrait facilement absorber l’actuelle production de feuilles de coca.”
Joep reste bien évidemment conscient qu’une telle mesure entraînerait un marché illégal de la cocaïne. Pour autant, il reste convaincu que “s’il existe une bonne collaboration entre les autorités et les producteurs de coca, cette culture illégale sera réduite à une activité marginale”.
La légalisation de la feuille de coca à l’international ne semble pour autant pas à l’ordre du jour pour l’instant. Néanmoins, si on prend en compte la mouvance général qui tend à légaliser la marijuana à des fins thérapeutiques, on peut penser que la feuille de coca finira par être reconnue à un niveau international pour ses valeurs nutritives et médicinales. En tout cas, ça m’arrangerait bien parce qu’à défaut d’avoir du bon café, plusieurs infusions par jour de coca procurent les mêmes effets, le mal de ventre et les mains qui tremblent en moins en cas d’abus !