Sur GeoGuessr, la triche se répand et les “shérifs” la traquent

Publié le par Vincent Manilève,

Comment certains joueurs trichent et comment les organisateurs de compétition les démasquent.

A voir aussi sur Konbini

Le jeu basé sur les cartes Google Streetview, très populaire notamment chez les streamers Twitch, donne lieu à de véritables compétitions où le niveau est de plus en plus exigeant, ce qui entraîne parfois, comme dans beaucoup de sports, des cas de triche.

Publicité

Ce samedi 22 octobre aura eu lieu une compétition inédite : la première GeoGuessr Team World Cup, organisé par des membres de la Ligue Intercommu. Campées devant leur ordinateur, 30 équipes vont s’affronter sur le jeu très populaire. Hébergé et commenté par le streamer star Antoine Daniel, le tournoi promet d’être un événement très suivi sur Twitch, où le jeu bénéficie d’une grande popularité.

Publicité

Dans les coulisses, pourtant, le jeu fait face depuis plusieurs années à une pratique bien plus courante qu’il n’y paraît : la triche. Cet été encore, un joueur réputé a été épinglé et banni des tournois. Pour lutter, la Ligue Intercommu a dû monter très tôt une équipe de “shérifs”.

Enquêter sur Streetview

Le créateur de GeoGuessr, le Suédois Anton Wallén, ne l’a pas conçu comme un jeu compétitif. Passionné par la fonctionnalité Streetview de Google, il a simplement voulu en proposer une version “fun” et y accoler une seule règle véritable : pointer sa position sur la carte avec le plus de précision possible en un temps limité pour espérer remporter jusqu’à 5 000 points. “Je pense que ce jeu a plu parce qu’il permettait à beaucoup de gens de voyager de chez eux, surtout durant le Covid où il a gagné en popularité”, explique MmeYksDay, membre de la Ligue Intercommu. “Il y avait une vraie dimension ludique, d’arriver à se repérer sur Streetview.”

Publicité

Ce jeu a vite fédéré toute une communauté de passionnés, rassemblés sur des Discord à travers le monde, et a fait émerger des figures dans le monde du streaming, reconnus pour leurs talents de détectives géographiques.

Car l’autre force du jeu, c’est l’enquête, partir en quête d’indices qui permettront de résoudre une map. Car chaque recoin de l’image sur Streetview, peut se révéler déterminant. On parle dans le milieu de “méta”. “Le premier niveau de méta, ce sont les indices géographiques, l’orientation du soleil ou la présence de la mer”, explique Krackdur, créateur de la GeoGuessr Team World Cup et de la Ligue Intercommu, à Konbini. Le second, ce sont les connaissances géographiques : les voitures qui roulent à gauche ou à droite, les langues sur les panneaux, etc.

Publicité

Mais, très vite, certains joueurs poussent la méta encore plus loin, en se renseignant par exemple sur l’urbanisme local, la forme des poteaux électriques et des poubelles, ou même la couleur du marquage au sol. “Il y a aussi la méta liée à l’écosystème Streetview, continue Krackdur. Être capable de reconnaître la génération de caméra ou le type de véhicule utilisé par Google pour faire ses images, et savoir qu’il n’a été utilisé que dans tel ou tel pays, à telle époque”. Les caps de méta sont rapidement franchis : pour trouver un point, certains joueurs sont prêts à apprendre les numéros de téléphone brésiliens, mémoriser les innombrables provinces philippines ou apprendre le bengali pour lire les indications visibles sur les routes du Bangladesh.

Pour valoriser ces performances, de petits tournois se mettent en place, d’abord portés par les ambassadeurs principaux du jeu : les streamers.

Exploit et esprit de compétition

“En 2020, en voyant les lives organisés par Antoine Daniel, où il jouait avec d’autres streamers, je me suis dit que ça avait l’air cool de jouer à plusieurs à GeoGuessr. L’aspect compétition entre amis était assez fun.”

Publicité

Krackdur prend contact avec différentes communautés de fans, et monte quelques compétitions en équipes avant la création officielle de la Ligue Intercommu en septembre 2020, qui rassemble aujourd’hui quatre compétitions, plus de 1 000 membres et 250 joueurs et joueuses sur la cinquième saison et de plus en plus d’internationaux. “L’inclusivité est essentielle pour nous, continue PastèqueHachée, membre de la Ligue et streamer. Tout le monde devrait avoir le droit de jouer, quel que soit son niveau. On a donc des choses pour les gens qui try hard, qui veulent du casu, ou qui veulent un mélange des deux.”

Car la particularité de GeoGuessr, au-delà de la possibilité de créer ses propres cartes à thèmes, c’est d’autoriser les joueurs à développer des modes d’affrontement de tout type. Si cela a permis de lutter contre la lassitude du jeu, les modes ont aussi favorisé un peu plus encore l’envie de performance et la concurrence entre équipes. “Aujourd’hui, on se rend compte qu’une méta inconnue il y a deux ans est désormais à la limite du basique, note PastèqueHachée. Savoir lire le cyrillique n’est plus si exceptionnel que ça, dans les tournois.”

Par le passé, les bons joueurs finissaient une map en cinq minutes. Désormais, ils sont capables de le faire en moins de deux. La star Trevor Rainbolt, un Américain de 23 ans, se targue même de résoudre des challenges en quelques secondes à peine. Un mode, le NMPZ (pour “No Moving, panning or zooming”), interdit aux joueurs de bouger, zoomer ou tourner, et ne leur laisse que dix secondes pour se situer dans le monde.

Publicité

Face à un tel niveau d’exigence, comme dans des sports plus classiques, les performances de certains joueurs ont vite commencé à susciter de la méfiance et même des soupçons de triche, en particulier lors des tournois.

Les shérifs arrivent en ville

Tricher à GeoGuessr, un jeu disponible sur navigateur, est simple : il suffit d’ouvrir Google à côté de son écran et d’effectuer quelques recherches pour retrouver sa localisation. Sauf que cela demande du temps, de précieuses secondes dans ce jeu où la rapidité d’exécution est devenue essentielle.

Les premiers “vrais” cheaters réussissent, en quelques manipulations rapides, à fouiller le code de la page de jeu et de repérer le point GPS précis de leur localisation. “Certains jouaient aussi avec deux comptes, note MmeYksDay. Avec le premier, ils jouaient pour avoir la réponse. Et avec le second, leur vrai compte, ils étaient en mesure de donner immédiatement la bonne réponse.” “Les cas les plus complexes concernent les joueurs développeurs, ajoute Krackdur. Ils créent des applications pour navigateurs qui sont parfois même disponibles sur le marché. Elles permettent de leur faire gagner les points, ou de leur faire deviner la localisation à une certaine distance tout de même, pour ne pas paraître trop suspect.”

Si l’équipe de GeoGuessr tente de contrer ces applications, les problèmes de triche n’ont jamais été un enjeu prioritaire pour elle. Aujourd’hui encore, il suffit par exemple de recharger sa page à la fin d’un chronomètre pour réinitialiser celui-ci.

Ce sont les communautés qui, encore une fois, ont décidé d’adresser le sujet. “La triche ne concerne une toute petite minorité des joueurs, continue Krackdur. Une dizaine de cas avérée en deux ans environ. Mais cela portait atteinte aux tournois que l’on organisait de notre côté, et il a fallu trouver des process pour y remédier.” Sur la saison 4 de la Ligue Intercommu, les organisateurs ont dû arrêter la finale de Ligue 1 car un joueur s’était rendu coupable de triche. Une découverte mise en place grâce à un groupe de quatre à cinq personnes : les shérifs. Au sein de la Ligue Intercommu, ils sont chargés de pister les tricheurs de la Ligue et de veiller au respect mutuel entre joueurs.

Dès qu’un doute émerge autour d’un joueur, que ses résultats étonnent, les shérifs inscrivent son nom de compte dans un document privé. Ils mettent en place des statistiques, scrutent les replays de live pour repérer des comportements étranges et surveillent les joueurs parfois pendant de longs mois. Si nécessaire, des entretiens ont lieu avec les “suspects” dans l’espoir de décrocher des aveux. “Il arrive que, pendant des mois et malgré plusieurs entretiens, un joueur nie, ajoute MmeYksDay. Quand enfin on arrive avec une preuve et que le joueur pense que s’excuser va suffire, ce n’est pas possible.” Il arrive que des tests surveillés aient lieu, voire que des “pièges” soient mis en place.

Un jour, par exemple, les shérifs ont créé 40 maps différentes pour débusquer un seul joueur, adepte de la technique du “second compte”. Pour lutter contre les logiciels de triche, la Ligue a reçu l’aide d’un développeur de la communauté. Grâce à une fausse extension Chrome de triche codée pour l’occasion, et un traqueur caché à l’intérieur, ils ont pu récupérer les informations de celles et ceux qui pensaient télécharger un outil “d’aide”. Selon les shérifs, au final, le partage des informations récoltées à l’équipe GeoGuessr a entraîné le ban de 500 comptes.

“C’est un vrai travail, d’être shérif, c’est un devoir, estime Krackdur. Mais cela ne nous amuse pas.” Les shérifs, qui restent d’ailleurs relativement discrets sur leurs méthodes d’enquête pour continuer leur travail en coulisses, insiste sur un point : un joueur ne sera banni que si les éléments à charge sont suffisants et s’il reconnaît lui-même sa faute.

“Sans constater nous-même la triche, ou sans un aveu, on ne condamne pas, insiste PastèqueHachée. D’autant plus que certains le font inconsciemment, sans se rendre compte. Ils ne font rien de grave en soi, mais ils ne respectent pas l’équité sportive.” Dans certains cas en revanche, et lors de compétitions, les organisateurs imposent la présence d’une caméra derrière le joueur, pour filmer ses écrans.

Face à ces mesures parfois drastiques, pourquoi certains joueurs continuent-ils à tricher ? Qu’est-ce qui les pousse, dans ce jeu si particulier, à risquer le ban définitif ?

“Dès le départ, j’avais des gens sur les côtes”

“Cela dépend vraiment des cas, mais la plupart du temps, c’est une pression qu’eux se mettent, surtout vis-à-vis de leur équipe. Ils ont peur d’être un poids pour les autres parce qu’ils s’entraînent moins ou sont occupés par leur travail ou leur vie personnelle. Ils veulent à tout prix éviter de faire baisser le niveau de leur équipe.”

Selon les shérifs de la Ligue, l’ego peut aussi jouer un rôle dans ce type de comportement, notamment parce qu’il peut créer des vedettes en ligne et sur Twitch en particulier. Certains veulent entrer dans la lumière, d’autres espèrent y rester.

Le cas de Thomas*, streamer épinglé l’été dernier en marge d’un tournoi, est légèrement différent. Déjà parce que, contacté par un shérif, il a immédiatement avoué sa triche et publié un message sur le Discord de la Ligue. Comme il l’explique auprès de Konbini, ses raisons sont plus complexes qu’il n’y paraît :

“L’aspect compétitif m’a très vite soûlé. Streamer du GeoGuessr est très complexe, car tu es face à une communauté de niche dont des gardiens élitistes. Si tu as le malheur de te tromper, on te chie à la gueule.” Thomas estime également avoir connu beaucoup de désillusions dans le milieu du streaming français où, selon lui, “la franchise n’est pas récompensée”. S’estimant mis à l’écart sans qu’on lui ait permis de s’expliquer, et ayant délaissé GeoGuessr, ses statistiques de live et ses revenus baissent.

“De façon très cartésienne, je me suis dit qu’il fallait que je recommence à jouer. J’ai vite vu que mon niveau n’avait pas bougé, et que celui des autres avait explosé.”

Pendant plusieurs mois, il songe à “s’aider”, sans le faire pour autant, affirme-t-il. C’est une compétition, à l’été 2022, qui le fait basculer. “Dès le départ avec GeoGuessr, j’avais des gens sur les côtes. Tu n’es jamais tranquille. Quoi que je fasse, à chaque partie, des gens checkaient, regardaient, analysaient. Quand j’ai décidé de m’aider, je ne cherchais pas forcément à me cacher. Le fait que je ne puisse plus forcément y jouer, ça m’a libéré d’un poids.”

Aujourd’hui, il estime les répercussions violentes et disproportionnées à son égard, notamment sa mise à l’écart par le milieu du streaming. Selon lui, le jeu s’est éloigné de ce pour quoi il a été conçu au départ : “L’essence même du jeu, c’est se faire chier pendant quatre heures pour découvrir des choses. Là, tu passes dix secondes, tu trouves ton point, et tu ne découvres plus rien. C’est comme apprendre un dico par cœur, tu connais tout mais le sens des mots, tu ne le comprends plus.”

Une coupe du monde par équipe, sans tricheurs

Du côté de la Ligue, on insiste sur un point : la nécessité de ne pas exclure indéfiniment, et encore moins de participer involontairement à une humiliation publique des personnes mises en cause, ce qui a déjà eu lieu par le passé. “Il y a des joueurs qu’on a dû bannir, qui se sont faits discrets pendant plusieurs années et qui sont revenus par la petite porte et ont repris les compétitions”, détaille PastèqueHachée. “Il y a seulement trois ou quatre personnes qui ne sont pas autorisées à revenir, complète Krackdur, car elles ont proféré des insultes et des menaces à l’encontre des shérifs.”

Fort heureusement, la GeoGuessr Team World Cup n’aura pas à gérer de cas de triche et pour cause : elle aura lieu IRL, dans un lieu non communiqué pour éviter les attroupements de fans. “C’est la meilleure façon de garantir la légitimité des futurs vainqueurs, conclut le créateur de la compétition. Des admins seront derrière les équipes pour s’assurer que tout se passe bien. Les joueurs auront juste le temps d’ouvrir la page de jeu et de se connecter à Discord.” Les shérifs y veillent : pour ce premier tournoi mondial par équipe de GeoGuessr, il n’y aura pas de tricheur.

*Le prénom a été modifié, la personne préférant rester anonyme.