Sang, deuil et amour : 3 œuvres artistiques puissantes qui racontent l’épidémie du sida

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Georges Tony Stoll/Photo : Aurélien Mole ; © Jean-Luc Moulène et Michel Journiac/Galerie Christophe Gaillard, Paris/ADAGP, Paris, 2023 ; © Nan Goldin/Galerie Marian Goodman, Londres, New York, Paris

L’épidémie du sida a eu un impact profond sur la création artistique. Voici trois projets qu’il est difficile de regarder sans avoir le cœur serré.

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Depuis le 17 février, le Palais de Tokyo présente dans ses espaces “Exposé·es”, une exposition qui s’interroge sur l’impact que l’épidémie du VIH a eu sur une génération d’artistes frappé·e·s directement ou non par ce fléau, “ce qu’elle a changé dans les consciences, dans la société, dans la création”. Le sida est abordé ici “non pas comme un sujet, mais comme grille de lecture pour reconsidérer un grand nombre de pratiques artistiques exposées à l’épidémie. La beauté vient comme recours face aux conséquences politiques et sociales des pandémies qui se superposent”, détaille le communiqué de presse.

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Jusqu’au 14 mai 2023, des projets touchants, intimes ou conceptuels sont mis à l’honneur et répondent de près ou de loin à l’ouvrage d’Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle (2017). “À l’opposé d’une commémoration, l’exposition brouille les temporalités, et porte un discours au présent, en demandant à des artistes d’interroger depuis aujourd’hui leur histoire et ce qui leur a été transmis du siècle passé.” Parmi ces projets, on en retrouve trois saisissants : celui de Georges Tony Stoll, Nan Goldin et Michel Journiac. Focus.

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Quand Nan Goldin photographiait un couple d’amis luttant contre le sida

“Je n’ai cessé de photographier les gens que j’aime, mais la photographie ne les a pas empêchés de mourir.” Au fil de sa carrière, Nan Goldin n’a cessé de livrer des documentations intimes qui racontaient son pays et son époque. Parmi celles-ci, l’impact que l’épidémie du sida a eu sur son existence et celle de ses proches.

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Durant la fin des années 1980, la photographe immortalisait son amie Cookie Mueller, diva du New York underground, qui avait récemment appris sa séropositivité. Elle l’a photographiée jusqu’à ce que la mort brise leur amitié de longue date. “Mon art était le journal de ma vie. J’ai photographié les gens autour de moi. Je ne les considérais pas comme des personnes malades du sida. Vers 1985, j’ai réalisé que beaucoup de gens autour de moi étaient séropositifs.” L’exposition de sa série Cookie Portfolio, organisée autour de ces images, a réuni des dizaines de milliers de personnes.

Séropositif au moment où il découvrait cette série, Gilles Dusein, fondateur de la galerie Urbi et Orbi qui représentait entre autres Nan Goldin, voulait lui aussi laisser une trace. Ce danseur de formation, qui avait collaboré avec l’artiste Michel Journiac, mesurait l’importance de sensibiliser le public à la maladie. Dans les années 1990, son partenaire Gotscho et lui ont donc autorisé l’activiste états-unienne à documenter son quotidien de malade, se mettant à nu à la manière des récits d’Hervé Guibert.

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Gilles’ Arm, Paris, 1993. (© Nan Goldin/Galerie Marian Goodman, Londres, New York, Paris)

Ce sont ces images tendres et dignes qui sont exposées au Palais de Tokyo, des images qui secouaient alors les pouvoirs publics et dénonçaient le manque de soins ainsi que le silence médiatique autour de cette épidémie ravageant les communautés les plus précarisées et marginalisées.

Avec ses images brutales et crues, Nan Goldin éveillait les consciences sur l’ampleur que prenait ce virus, osait montrer au public la réalité du sida, que les gouvernements préféraient dissimuler et que la frange catholique du pays stigmatisait.

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Il est difficile de regarder ces photos sans avoir le cœur serré. Les deux amants posent dans un acte politique : une arme tatouée sur son torse, un baiser échangé sur un lit d’hôpital, sa main dans la sienne, le corps émacié par le sida, les couloirs jaunis, l’attente inéluctable, le deuil. C’est avant tout le témoignage d’un amour brisé et d’une amitié rompue par la mort que livre ici Nan Goldin.

Quand l’artiste Michel Journiac honorait son ami mort du sida en recouvrant son portrait de sang

En 1987, Pierre Nikta, alors étudiant et surnommé “Darek” par ses proches, meurt des suites du sida. Marqué par cette perte, Michel Journiac décide de réaliser un rituel pour la mort de son ami. Le 1er septembre, l’artiste français décide, dans un premier temps, de disperser les cendres de Darek dans la Seine, à Paris, au pont Marie. Avec un cortège d’ami·e·s, il met en place une procession publique, linge rouge et flambeaux inclus, à une époque où les enterrements des victimes du sida se font dans le silence et l’oubli.

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Michel Journiac, Pierre (Darek), 1985-93, photographie de Jean-Luc Moulène (10 mars 1985). (© Galerie Christophe Gaillard, Paris/Photo : Rebecca Fanuele/ADAGP, Paris, 2023)

En 1993, Journiac réitère, dans un second temps, son hommage en réinterprétant un portrait de son ami défunt pris par l’artiste Jean-Luc Moulène, également proche de ce dernier. Sur la photographie en noir et blanc de Moulène, Darek s’exhibe amaigri par la maladie et nu. Connu pour ses travestissements politiques, Michel Journiac transformera cette image en y ajoutant un fond doré et du sang, redessinant le corps de son ami. La couleur rouge rappelle la violence de cette maladie, mais aussi la célébration des martyr·e·s. Et c’est ainsi que l’œuvre Pierre (Darek) est née.

“En regardant cette image de Pierre N., se cristallise en nous son regard insistant et apeuré, ce corps souffrant devant ses voiles transparents et trompeurs, à moins qu’il ne s’agisse de linceuls, ce corps maigre qui ne possède plus que la substance de lui-même. Ce corps qui crie son désir d’existence, car son enveloppe est intacte – aucune marque de souffrance, sinon la maigreur. Mais le visage lui s’exprime muet, questionne, effrayé et calme à la fois, ce visage sait qu’il est bientôt poussière”, a commenté l’auteur de l’œuvre, dont les propos sont rapportés dans une thèse disponible en ligne, intitulée La Déconstruction du corps et des sexualités dans les performances artistiques en France de 1970 à 2000.

La même année, le plasticien achèvera son rituel en créant des lingots de plomb composés des cendres de ses amis emportés par le sida, réincarnant ces êtres chers et disparus en un objet lourd et douloureux. Ce n’était pas la première fois que Michel Journiac produisait des œuvres cristallisant cette épidémie : on compte Rituel pour un mort en 1975, Action du corps exclu en 1983, La Monnaie de sang et Mur des amis morts en 1993.

Dans son travail, l’artiste étudie le corps malade, marginalisé, exclu, violenté, médicalisé. C’est en écho à l’affaire du sang contaminé, qui a éclaté en 1991 en France, qu’il réalisa Pierre (Darek) en usant du sang humain. Son intention était claire : évoquer l’idée d’un sacrifice, défier les stigmatisations autour des corps et sangs gays. “Le procès du sang contaminé n’est pas le procès des médecins, c’est aussi le procès d’une structure libérale qui veut à tout prix rentabiliser le sang. […] La mort remet en cause la médecine et la structure économique libérale”, déclarait l’artiste pour qui l’apparition du sida a changé son rapport à la sexualité.

Michel Journiac, Pierre (Darek), 1985-93, photographie de Jean-Luc Moulène (10 mars 1985). (© Galerie Christophe Gaillard, Paris/ADAGP, Paris, 2023/Photo : Donnia Ghezlane-Lala/Konbini)

En 1983 alors que la vague de sida ne fait pas encore rage, que l’ignorance et le mensonge président à cette maladie, Journiac décide d’une action sans précédent [dans son œuvre Action du corps exclu]. […] Une marque d’exclusion parmi d’autres. Cette image si forte, sa peau ainsi marquée, ces lambeaux de chairs cramoisies à vif et cette revendication indélébile : ‘On est pédés ou on ne l’est pas.’ Le corps, son corps, reste et demeure matériau premier de l’action”, détaille la thèse de l’Université Paris 8, avant de citer les mots de Journiac :

“Dans ce monde où le corps est réduit à être ce qu’il est (je veux dire ce que la société veut qu’il soit), on a réduit la sexualité à éjaculer. Éjaculer, c’est important, je ne le conteste absolument pas, mais la sexualité est quelque chose de beaucoup plus complexe, qui manifeste l’homme dans sa totalité. Cela doit recouvrir tous les termes des accords entre les êtres vivants.”

Quand l’artiste Georges Tony Stoll exposait des chaises pour rendre hommage aux morts du sida

Comme pour un bon nombre d’installations d’art contemporain, le sens de celle de Georges Tony Stoll, ALLEZ ! TOUS ASSIS !, n’échappe pas à la règle et peut nous paraître à première vue énigmatique et nécessiter une lecture plus approfondie. Son installation présente des chaises alignées les unes à côté des autres, sur lesquelles des manteaux et vestes d’hommes sont posés ici et là. Quelques autres chaises sont vides, de manière éparse.

C’est dans ces chaises vides que réside toute la profondeur de cette œuvre, ces chaises vides qui font résonner l’absence de ceux emportés par le sida, de ceux qui ne sont plus, qui ne viendront plus s’asseoir et prendre place. Elles marquent les deuils de tous ces hommes, “mais aussi les institutions, quelles qu’elles soient, et leur cadre disciplinaire”. “Quelqu’un n’est pas arrivé ou parti. Quelqu’un ne sera plus jamais là, c’est un travail de mémoire”, décrypte-t-il auprès de Connaissance des arts.

Lui-même séropositif, l’artiste français a vu ses proches mourir, abandonnés par les pouvoirs publics. Ces vêtements posés rappellent que chacun réserve sa place pour participer à la tragédie de cette épidémie, menacé à tout moment d’y passer. D’autre part, cette installation représente également les salles d’attente dans les centres de dépistage.

Vues d’exposition, “Exposé·es”, Felix Gonzales-Torres et Georges Tony Stoll, Palais de Tokyo (17 février 2023 – 14 mai 2023). (© Aurélien Mole)

“Je reste très en colère. Ces hommes me manquent et leur disparition est insupportable. Ce qui est insupportable est bien qu’ils n’aient pas vieilli avec moi, que nous ne soyons pas devenus ensemble de bons papis cochons. Ils sont là, autour de moi, non comme des ombres parce que je vois leur corps tout entier. Ils me supportent et parfois, j’ai le sentiment de me les trimballer. Leur regard sur mon travail me manque. Peut-être est-ce la mélancolie ?”, commente l’artiste auprès du Palais de Tokyo, conscient qu’il pourrait faire partie de ces absents.

C’est en juillet 1985 que Georges Tony Stoll a appris qu’il était “plombé”. Il se dit à ce moment que le virus devra vivre selon ses règles. Très vite, il commence à voir les hommes autour de lui “tomber les uns après les autres”, confie-t-il à Libération, et se demande quand viendra son tour. Son art devient militant et se teinte de ce drame. Il a besoin d’en parler, de témoigner, de s’exprimer. C’est 14 ans après son infection qu’il signe ALLEZ ! TOUS ASSIS !.

À Libération, il raconte : “C’était une période très bizarre, parce que je n’étais entouré que d’hommes plombés comme moi. Chaque fois que je rencontrais un homme, je lui demandais s’il était séropositif. […] Être en contact avec des mecs qui n’étaient pas séropositifs, cela ne m’intéressait pas. Je me suis carrément enfermé dans cette réalité-là.”

Vues d’exposition, “Exposé·es”, Felix Gonzales-Torres et Georges Tony Stoll, Palais de Tokyo (17 février 2023 – 14 mai 2023). (© Donnia Ghezlane-Lala/Konbini)