On a interviewé Patricia Canino, la monteuse du meilleur film de tous les temps

Publié le par Flavio Sillitti,

Près de 50 ans après sa sortie, Jeanne Dielman, le classique de Chantal Akerman sorti en 1975, ressort en salle dans une version restaurée et toujours aussi radicale.

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Dans un monde cinématographique où l’art et l’industrie se tutoient de plus en plus allègrement, les chefs-d’œuvre expérimentaux continuent de résister. La preuve est en, le film de Chantal Akerman intitulé Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, réalisé en 1975 et élu meilleur film de l’Histoire en 2022 par la revue Sight and Sound, ressort aujourd’hui en salle, dans une version restaurée par le label indépendant Capricci.

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Le personnage de Jeanne Dielman, interprété par la légendaire Delphine Seyrig, est un peu comme la personnification belge, radicale et expérimentale de la dualité retrouvée dans La Maman et la Putain d’Eustache : une femme au foyer au quotidien aussi banal que millimétré, “une mère veuve qui se prostitue pour joindre les deux bouts. Son quotidien monotone est rythmé par les tâches ménagères et les hommes qui défilent chez elle, jusqu’au moment où le désordre s’installe” selon le synopsis.

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Le film, radical tant par sa forme que pour son fond, a créé la surprise et l’événement au Festival de Cannes de 1975, auquel il était sélectionné pour la Quinzaine des réalisateurs. Depuis, le film est un incontournable des sphères cinéphiles du monde entier, décrit par beaucoup comme la pierre angulaire du slow cinema.

C’est “une tragédie grecque en trois journées”, comme nous le décrit la monteuse du film elle-même, Patricia Canino. Diplômée de l’Institut national des Arts du Spectacle à Bruxelles, c’est à 23 ans qu’elle se lance dans le montage de ce qui deviendra “le meilleur film de tous les temps”. Elle inscrit ce film “dans la mouvance de ce que faisait le nouveau roman à la littérature” et elle n’a jamais douté de son caractère révolutionnaire.

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Aujourd’hui photographe et réalisatrice, Patricia Canino nous a reçus dans son atelier photo parisien, pour décrypter cette œuvre aussi radicale que fascinante, l’essence du montage cinéma, la confection minutieuse d’un film aussi audacieux, ou encore les lectures féministes qui lui ont succédé.

Konbini | Cette semaine, une version restaurée de Jeanne Dielman ressort au cinéma, près de 50 ans après sa première sortie. Quelle émotion cela vous procure ?

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Patricia Canino | Ça m’émeut énormément. Déjà au moment du montage du film, j’avais l’intime conviction qu’il allait entrer dans l’Histoire du cinéma. Puis je l’ai un peu oublié, ce film. Il était sorti de ma vie, mis à part pour un workshop dans une école de cinéma, le RITCS à Bruxelles. C’est comme s’il était depuis resté dans un coin de ma vie. Il a fallu 50 ans pour reconnaître que ce film est un chef-d’œuvre. Aujourd’hui, je suis ravie.

C’est vraiment “le meilleur film de tous les temps”, selon vous ?

Non, je ne crois pas aux classements dans l’histoire de l’art. Le classement, c’est une question de quantité, de “box-office”, alors qu’on parle de qualité. Il y a tellement d’autres films que j’adore et qui sont au même niveau. 

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Le film a-t-il plus d’importance pour vous maintenant qu’il est reconnu ?

Non. Pour moi, cela fait 50 ans que j’ai la certitude qu’il entrera tôt au tard dans l’Histoire du cinéma. Cela arrive aujourd’hui. En découvrant la version restaurée du film, j’ai eu l’impression de l’avoir monté la veille. Si le montage était à refaire, je le monterais aujourd’hui exactement de la même manière.

À quel moment avez-vous pris conscience du caractère révolutionnaire de ce que vous étiez en train de monter ?

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Dès que j’ai vu les rushes. La première fois que j’ai vu les images de la première journée du film, j’ai compris que c’était évident, qu’on était en train de créer quelque chose de totalement innovant.

À quel point ce film était-il radical pour l’époque ?

Totalement radical. Dans sa forme d’abord : avec un film tourné entièrement en plans séquence fixes, d’une durée de huit à dix minutes. Et bien entendu le sujet et la façon dont il était abordé.

Le film offre une expérience du temps assez unique, en totale opposition au cinéma commercial traditionnel qui fait plutôt “passer le temps”. Quel a été le rôle du montage dans cette expérience du temps ?

Le montage, pour moi, c’est à la fois la révélation du tournage et la sculpture du temps. La matière est là, elle contient déjà le montage. J’ai proposé à Chantal que le montage soit discret, invisible, mais présent. Ce film est composé en trois temps, mais aussi en trois rythmes : le montage du premier acte installe un temps contenu dans le rythme installé dans chaque plan tourné, le montage du second acte décale ce temps installé et le montage du troisième acte favorise l’ellipse. C’est en ce sens que le montage induit une certaine expérience du temps, mais il ne l’invente pas. 

Le montage n’invente ni ne crée jamais rien ?

Cela dépend des films. Les films réalisés par de grands cinéastes de génie sont ceux qui intègrent le montage dans leur tournage. Il y a d’ailleurs un livre d’Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, qui aborde le sujet en détails, et dans lequel il explique que le montage n’est que la révélation de ce qui a été tourné.

Les monteurs sont-ils des archéologues, en quelque sorte ?

Peut-être. [rires]

J’aimerais vous parler de votre collaboration avec Alain Marchal, à vos côtés au générique en tant que “monteur son”. Au vu du film, de ses silences, mais aussi des nombreux bruits qui le ponctuent, les deux montages semblent aussi importants l’un que l’autre.

Exactement. Avec Alain Marchal, ingénieur du son et monteur son, nous avons proposé à Chantal d’enregistrer chaque son séparément pour les monter un à un afin d’accentuer le rythme sonore du rituel de tous les gestes de Jeanne Dielman. On a entamé un second tournage uniquement sonore, en reproduisant et enregistrant chaque son de façon isolée : les portes qui grincent, l’interrupteur, le bruit de la vaisselle, l’allumage du gaz. Cela a permis au mixage de leur donner un niveau sonore plus élevé que d’habitude, accentuant l’hyperréalisme du film. De la même manière que l’image rendait visible des gestes invisibles du quotidien, la bande-son devait rendre audibles des sons qu’on n’entend pas d’habitude.

Des sons qu’on entend pourtant tous les jours, finalement. 

Mais pas à la bonne hauteur ! 

© Capricci Films

Quel souvenir gardez-vous de la première projection du film à Cannes, en 1975 ?

Ce qu’il s’est passé à Cannes est de l’ordre de l’anecdotique et cela n’a pas vraiment d’importance. Ce qui était important, par contre, c’était que ce film, dont j’étais persuadée de l’importance cinématographique, soit présenté à Cannes. Synchronisme incroyable, l’année 1975 marque également la toute première fois où le Festival de Cannes sélectionne trois réalisatrices : Liliane De Kermadec avec Aloïse, Marguerite Duras avec India Song et Chantal Akerman avec Jeanne Dielman, trois films dans lesquels l’actrice Delphine Seyrig tient le premier rôle.

En parlant de Delphine Seyrig, comment s’est-elle retrouvée à jouer Jeanne Dielman et en quoi était-elle importante pour le film ?

Delphine Seyrig était ouvertement militante, féministe et engagée. Elle réalisait d’ailleurs des films comme Sois belle et tais-toi, sur la condition des actrices dans le cinéma hollywoodien. Dans ces trois films sélectionnés au festival de Cannes en 1975, elle a tenu le rôle principal. Dans chaque film, de façon différente, la femme était au centre de la narration, et elle s’est engagée à porter sa contribution active à la réalisation de ces trois films réalisés par trois femmes.

La présence de cette figure féministe dans le film, mais aussi d’une majorité de femmes au sein de l’équipe technique, donne l’impression d’une réalisation militante. Était-ce le cas ?

Pour l’époque, c’était impensable d’avoir une équipe de cinéma majoritairement féminine. C’était un choix naturel de la part de Chantal Akerman de faire appel à des techniciennes et non pas des techniciens. Pour ma part, un film est un film. Je n’ai jamais pensé que je faisais ce film par militantisme.

Malgré cela, beaucoup de lectures féministes du film sont faites aujourd’hui et au vu du sujet de film notamment, ce n’est pas très surprenant.

Ce film est catégorisé “féministe” par voie de conséquence, car évidemment, mettre le féminin en avant de la sorte, cela peut être considéré de féministe. Donc oui, le film a des aspects féministes. Mais ceci n’est pas un “film féministe”, c’est un “film de cinéaste”, c’est un “film de cinéma”.

Qu’est-ce qu’un “film féministe”, du coup ?

C’est un film militant, un moyen de servir une cause. Jeanne Dielman n’est pas un moyen, c’est une fin en soi. Ce film ne sert aucune cause, il a son existence propre et elle est cinématographique. 

On ne sait pas grand-chose du personnage de Jeanne Dielman, et on en fait tous et toutes une interprétation très personnelle. Quelle est votre interprétation de Jeanne Dielman ?

Jeanne Dielman, c’était ma mère. Tout comme c’était la mère de Chantal Akerman. D’ailleurs, après avoir vu le film, ma mère n’a pas pu faire le ménage pendant une semaine. Elle était totalement déprimée en se disant : “Ce film, c’est moi.” Le titre est intéressant car l’adresse très précise et personnelle de Jeanne Dielman à Bruxelles sous-entend un récit très individuel, alors que son rayonnement est évidemment universel : Jeanne Dielman, c’est toutes les femmes au foyer dans le monde.

Comment avez-vous appréhendé vous-même, en tant que femme, cette condition féminine si universelle pour pouvoir la travailler et la monter ?

Ah, mais je devenais Jeanne Dielman, moi aussi. J’étais dans ses gestes. Comment voulez-vous monter des rythmes et les gestes d’une femme, de façon si précise, sans devenir cette femme ? Je n’avais pas d’autre choix que d’adhérer à ce film, à Jeanne Dielman, de l’intérieur, pour n’en sortir qu’une fois le film fini.

Aujourd’hui, le film ressort en salle en France. Que peut-on lui souhaiter ?

Que les gens aillent le voir, et pas seulement les femmes. Si des hommes s’y aventurent, qu’ils n’aient pas les mêmes réactions qu’en 1975.