Les gens qui achètent encore des CD : qui sont-ils, quels sont leurs réseaux ?

Publié le par Théo Chapuis,

Le CD, dépassé ? Anachronique dans le monde des comptes Spotify, il représente toujours l'essentiel des ventes physiques.

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La dernière fois qu’un ami vous a prêté un CD, que vous en avez gravé un, ou que vous avez “passé un CD” lors d’un apéro entre amis, c’était quand ? Peut-être il y a une semaine, peut-être un an, probablement plus longtemps… Les années passant, il est même possible que ça ne vous soit jamais arrivé. En l’espace d’une génération, le volume des ventes s’est littéralement effondré : en 2002, les Français ont acheté 150 millions de CD dans l’Hexagone. En 2006, le volume tombe aux alentours de 90 millions. En 2018, le SNEP n’en a dénombré que 24 millions.

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Le Compact Disc, développé simultanément par Sony et Philips et lancé au début des années 1980, s’est imposé en l’espace d’une décennie comme le format standard, devant le vinyle et la cassette. Certains s’en souviennent encore : “On ne nous a pas laissé le choix”, se remémore Stéphane Buriez, musicien professionnel, chanteur et guitariste de plusieurs groupes de metal parmi lesquels le . célèbre Loudblast, dont le premier album Sensorial Treatment sort en 1989. “On nous a dit : ‘Le vinyle, c’est ringard les mecs ! Le support de l’avenir, c’est le CD : c’est inusable, vous le garderez toute votre vie !'” Il s’en étouffe encore : de nombreux disques qu’il a achetés à l’époque ne “passent” plus dans son lecteur.

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Au même titre que tout ce qui avait du succès il y a 40 ans comme Pac-Man, les films avec Steven Seagal ou le Parti socialiste, le CD semble venir tout droit d’un autre âge. “Il est même clairement ringard, abonde Sophian Fanen, journaliste aux Jours, ex-Libération, auteur de l’ouvrage Boulevard du Stream. Même si le CD ne résiste encore pas si mal que ça, la consommation populaire de la musique est en train de se déplacer vers le streaming.”

En dix ans, le marché du disque en France a perdu plus de la moitié de sa valeur, de 598 millions d’euros en 2008 à 256 millions d’euros en 2018 (marché total : 735 millions d’euros, en hausse de + 1,8 %). Pour la même année, la part du numérique a pesé 335 millions d’euros : la musique dématérialisée a représenté l’an dernier 57 % des revenus de l’industrie de la musique en France. Pour la première fois, les exploitations numériques battent les ventes de musique physique.

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(© Unsplash)

Des raisons de bouder les CD, il y en a. Désintérêt pour un objet jugé laid, fragile et anachronique ; remplacement des équipements à la maison (les chaînes disparaissent, les enceintes Bluetooth nous envahissent…), mais aussi dans les voitures neuves – tout sauf un détail quand on sait qu’il s’en vend plus de 2 millions en France chaque année…

En fait, il subit d’abord et surtout un changement de nos habitudes de consommation musicale, onde de choc tardive mais fatale d’une invention qui date de l’aube du millénaire : “L’Internet haut débit arrive en 1997 aux États-Unis et en 2002 en France : cette révolution technologique marque le début d’une mutation des habitudes d’écoute”, explique Sophian Fanen. Avec la diffusion et le partage (parfois gratuit, rarement légal) de MP3, le public se familiarise à la dématérialisation de la musique… Et il en veut toujours plus : en 2013 le streaming payant représentait 7 % des ventes de musique en France, contre 41 % en 2018.

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Bientôt un produit de niche

Or, dans les bacs, rien ne bouge : “Malgré la crise, le prix de la sortie n’a pas changé : entre 15 et 20 euros”, remarque Sandrine, responsable du rayon CD-DVD d’un Leclerc de la périphérie d’Aix-les-Bains, ville de 30 000 habitants en Savoie. Depuis 2011, elle voit les ventes baisser chaque année de 15 %, invariablement… “L’éventail des ventes va de Jul à PNL, et de Jean Ferrat à Pierre Bachelet, mais ce qui marche le mieux, c’est ce qu’on appelle les essentiels de fond de rayon : Sting, Springsteen, U2, Nirvana, Indochine, Depeche Mode…”

“Sur les grosses sorties, on écoulait 50, 60 pièces le vendredi de la sortie, aujourd’hui on en vend 10 à 15 maximum”, relate David, vendeur chez Gibert Joseph Lyon depuis 11 ans. “J’ai vu les ventes être divisées par 10 en 20 ans, témoigne celui qui est disquaire depuis une vingtaine d’années. On passe d’un produit de consommation de masse à un produit de niche.”

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“Chez moi, c’est terminé !”, coupe carrément Bruno Biedermann, le propriétaire de Dangerhouse Records, disquaire indépendant de Lyon spécialisé dans le rock garage, le punk, la surf music et la soul. Ouvert en 1989, il a stoppé la vente de CD (neufs comme d’occasion) au bout de trente ans d’existence, à l’automne 2018. “Sur la fin, il y avait une telle concurrence avec les vendeurs en ligne que je ne pouvais tout simplement plus m’aligner”, explique celui qui ne vend désormais plus que du vinyle, pointant du doigt certaines plateformes telles qu’Amazon sur lesquelles on trouve les CD “à prix coûtant”.

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“J’ai connu une époque où le CD était le revenu principal du groupe”, regrette Stéphane Buriez, le chanteur de Loudblast : “Maintenant on vend davantage de textile que de disques, les gens préfèrent acheter des T-shirts. Aujourd’hui, on vend à peu près 10 000 CD lorsqu’on sort un album”, confie-t-il alors que le dernier album du groupe est sorti en 2014. À titre de comparaison, c’est trois fois moins que pour Sublime Dementia, un album du groupe sorti en 1993.

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Le vinyle ne fait pas (encore) le poids

N’en déplaise à Kanye, ce serait pourtant une grossière erreur d’enterrer le CD trop vite : il représente toujours l’écrasante majorité des ventes physiques, et le vinyle n’est pas près de le détrôner. On vous rebat les oreilles avec le fameux “retour du vinyle” ? Méfiez-vous : les 33 tours ne représentent que 19 % du marché physique français en 2018 avec environ 3 millions d’unités vendues (chiffres GFK, institut d’audit marketing) et 48 millions d’euros de part de marché (sur 256 millions d’euros pour le marché physique).

Même si ces rapports ont quintuplé “en valeur comme en volume” depuis 2014, ils représentent une somme dérisoire face au stock de CD qui s’écoule chaque année : 24 millions d’unités vendues en 2018 – en clair, le vinyle représente un cinquième du gâteau en revenus, et un disque vendu sur neuf en volume ; encore plus clair : le CD n’a pas dit son dernier mot.

“Pour quelqu’un qui a toujours acheté ses CD dans la grande distribution, le vinyle c’est un truc de bobo parisien – et c’est d’ailleurs comme ça que c’est vendu, analyse Sophian Fanen. Considérer que l’industrie fera la bascule et ne vendra plus que ce support physique à terme, c’est calquer une pratique marginale sur celle de la majorité.”

Meilleure vente 2018 (et de loin) Mon pays c’est l’amour de Johnny Hallyday s’est écoulé à 1,7 million d’exemplaires, parmi lesquels 80 000 vinyles pour 1,4 million de CD. Le reste est constitué d’une proportion négligeable de téléchargements payants, pratique de consommation qui tombe en désuétude (cf. la fin d’iTunes), et qui ne représentant guère que 5 % du gâteau total des revenus musicaux en 2018 ; ainsi que d’environ 300 000 ventes calculées en “équivalent streaming”, comptage en vigueur depuis 2016 évalué sur la base de “1 500 écoutes en streaming = 1 vente d’album”.

“Les artistes de tous les horizons vendent des CD”

Vous auriez tort de penser que ça ne concerne que les artistes de la génération de vos parents, voire grands-parents. “Les artistes de tous les horizons vendent encore du CD, décrypte une source au SNEP. Si le dernier album de Mylène Farmer s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires, dont 93 % en physique, les artistes de musiques apparentées ‘urbaines’ écoulent également des CD : cette année, le physique a représenté 52 % des ventes de Maître Gims, 44 % de celles d’Angèle, 28 % de celles d’Orelsan ou 23 % de celles de Dadju.” Ce n’est pas rien.

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“Il faut se souvenir qu’on donnait le CD pour mort dès 2003, rappelle Sophian Fanen. Tout d’abord, il y a les 45 ans et plus, le très grand public, qui achète une ou deux valeurs sûres par an et sur qui les majors savent qu’elles peuvent compter ; mais il y a encore tout un public de fans, de gens dédiés à un ou plusieurs artistes, qui ont besoin du support CD et qui ne sont pas équipés en vinyle – et ça concerne tous les âges.”

Un marqueur culturel

Avantage que la musique en format physique aura toujours sur la musique dématérialisée : pour le consommateur, à la manière d’une belle bibliothèque, une collection de disques constitue un certain marqueur culturel – pour les autres, comme pour soi. À Gibert Lyon, c’est ce que David semble remarquer : “Les gens achètent majoritairement du rock indé, du metal et globalement des musiques issues de cultures underground, pas forcément du très pointu mais on sent que c’est pour se démarquer culturellement.”

“Sur certains genres qu’on défend, des microscènes, des courants souterrains comme le hardcore, le reggae un peu pointu, la soul, le garage rock actuel, on n’a jamais vraiment ressenti l’érosion des ventes, que ce soit en vinyle ou en CD…”, atteste Bruno Biedermann.

Pascal Bouaziz, chanteur, musicien et parolier des groupes de rock français Mendelson et Bruit Noir, a sa carrière qui remonte au milieu des années 1990. Il confirme que les courants indépendants et souterrains de la musique, plus modestes par définition, n’ont pas subi la crise du disque comme le circuit des majors l’a vécu : “Il y avait quand même quelque chose d’amusant à voir tous ces artistes avec des budgets promo énormes se casser la gueule : je me souviens qu’à un moment, avec Mendelson, on a vendu autant que le dernier Jane Birkin !”

“On dit souvent que les métalleux achètent encore pas mal de CD, mais il n’y a pas qu’eux”, remarque Olivier Drago, rédacteur en chef de New Noise, bimestriel de musique typé rock, metal, mais aussi pop, electro, expérimental et tout ce que vous trouverez entre ces courants. “Pour moi, la musique est une expérience globale : acheter un magazine, lire une chronique ou une interview, aller chez un disquaire pour se procurer le disque… Ça commence comme un hobby mais ça finit comme une addiction !”, témoigne celui qui dit posséder “entre 10 000 et 11 000 CD”.

Mythologie du CD

Car oui, on collectionne encore les CD pour tout un tas de raisons, et des bonnes. D’abord, l’aspect pratique : “C’est facilement transportable et interchangeable”, admet notre amoureux du vinyle Bruno Biedermann, qui confie continuer à en écouter de temps en temps “pour faire des découvertes”.

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Autre avantage d’un produit qui n’est plus d’ans l’air du temps : les gens cherchent à s’en débarrasser. “D’occasion, on le trouve à bas prix”, poursuit le disquaire indépendant. “Cela fait plusieurs années qu’en vide-greniers, je délaisse les bacs à vinyles, pris d’assaut, pour fouiner dans les CD : c’est là qu’on fait les meilleures affaires”, enchaîne Sophian Fanen.

74 minutes de musique continue, c’est un avantage évident sur un vinyle, dont la durée maximale par face n’excède pas les 20 à 30 minutes : “Si j’écoute certains disques hyper immersifs comme Rock Bottom de Robert Wyatt, c’est en CD, pour ne pas avoir à me lever pour changer la face”, explique pour sa part Pascal Bouaziz, qui sait de quoi il parle : pour l’album sans titre de Mendelson sorti en 2013, il a composé le titre “Les Heures”, un morceau de plus de 54 minutes, intégré sur un CD à part… Même dans la version vinyle. “Avec le CD, tu peux te permettre de composer une autoroute de musique, là où il n’y aurait tout simplement jamais eu la place sur un vinyle.”

Au même titre que de nombreuses inventions qui ont façonné la création artistique, le Compact Disc a changé notre façon d’écouter la musique – et de la composer : “La piste cachée, ou ‘hidden track’… C’était le petit truc en plus du CD qui différenciait ceux qui l’avaient de ceux qui ne l’avaient pas : en somme, ça faisait partie de la mythologie du CD”, s’émeut encore Sophian Fanen.

Et le son ? “N’en déplaise aux ayatollahs du vinyle, j’ai toujours trouvé le son du CD supérieur. Au moins, je n’ai jamais eu de surprise après achat, ce qui n’est pas vrai de certains vinyles…”, remarque Olivier Drago. “J’adore le vinyle pour sa chaleur, mais le CD a une précision inégalable, ce côté un peu glacial prisé par certains”, concède Bruno Biedermann.

Et c’est sans compter le fameux livret qui, lorsqu’il est soigné, est un véritable manuel d’écoute, complément indissociable du CD “où sont regroupées les informations attachées à la musique que vous n’avez pas avec le streaming”, rappelle le journaliste des Jours, qui en profite pour balayer l’aura de nostalgie parfois un brin attrape-nigauds qui entoure le vinyle : “On a tendance à mythifier les vinyles, or dans les années 1970 et 1980 c’était des objets de grande consommation : ils étaient fins, pas forcément bien gravés, certains étaient carrément cheap.”

La vengeance

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Lorsque le vinyle a opéré son grand retour, peu après la lame de fond qui a dévasté l’industrie du disque, rien ne semblait l’y avoir prédestiné auparavant. Un tel destin est-il possible pour ce bon vieux CD ? “C’est peut-être un peu tôt pour le dire”, analyse le tenancier de Dangerhouse Records. Mais un revival est toujours possible : à ma grande surprise, le vinyle est revenu alors que c’était totalement imprévisible !”

“Le CD n’a jamais vraiment disparu : il n’a jamais eu le temps de mourir, il n’a encore eu le temps de manquer à personne, rappelle le rédacteur en chef de New Noise. Peut-être qu’à la manière du vinyle, ou encore plus de la cassette, dont on peut sentir le revival dans certaines scènes de niche aujourd’hui, s’il disparaissait de la circulation, il serait prêt à faire son grand retour…”

Que ce soit pour revenir d’entre les morts, ou bien être oublié à jamais à la manière du MiniDisc (RIP), le Compact Disc disparaîtra-t-il un jour ? “Tuer le CD, à terme, c’est de toute façon la stratégie des grandes maisons de disques qui comptent sur le vinyle pour le premium et le streaming pour l’essentiel de leurs revenus de demain : pire, ça les ennuie que le CD fonctionne encore ! Ils aimeraient que les consommateurs opèrent la bascule plus vite – comme aux États-Unis”, conclut Sophian Fanen. Faites vos jeux.