La peintre Lucie Mercier déconstruit le male gaze et célèbre l’intime

Publié le par Lise Lanot,

© Lucie Mercier

Lucie Mercier imagine des toiles qui créent des ponts entre l’intime et la résistance politique.

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Les toiles de Lucie Mercier sont des instants suspendus qu’elle nous invite à partager. Ses cadrages serrés qui obstruent partiellement les visages nous font entrer dans l’intimité de ses personnages sans pour autant les assujettir à notre regard. La plupart du temps, il s’agit de personnes de son entourage et de scènes “autobiographiques même si elles sont romancées”.

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“Elles présentent un point de vue subjectif assumé, souvent à travers mes propres yeux, qui donne une sensation d’humanité et de proximité. J’utilise ce procédé visuel pour inviter le public à questionner son propre regard et sa capacité d’empathie en s’identifiant. C’est une expérience sensorielle personnelle mais qui parle de sujets universels comme le rapport au corps et à l’individualité”, nous écrit l’artiste, actuellement exposée au Ballon rouge de Bruxelles.

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Automédication. (© Lucie Mercier)

“Les femmes et les minorités n’ont pas le privilège du neutre ou de l’universel”

Formée à l’architecture, Lucie Mercier a commencé la peinture en autodidacte en 2021, dans un processus de guérison de sa dépression. Sa pratique picturale a bien vite dialogué avec son intérêt pour les questions féministes et son questionnement de “l’hégémonie du regard masculin en général”. Grâce à ses lectures (allant du Regard féminin, une révolution à l’écran d’Iris Brey au Génie lesbien d’Alice Coffin ou Une chambre à soi de Virginia Woolf) et écoutes (comme le podcast sur l’histoire de l’art Vénus s’épilait-elle la chatte ? de Julie Beauzac), elle défie le male gaze et privilégie l’analyse d’“œuvres de femmes et de personnes queers”.

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“C’est depuis que je théorise ces questions que certaines images me dérangent. Ça se joue souvent dans de petits détails qui orientent la signification de l’œuvre. Par exemple, quand on voit que l’artiste a priorisé le ‘plaisir’ du public en choisissant une pose inconfortable pour le modèle, le ou la privant de son agentivité. C’est aussi le cas pour certains clichés volés, je préfère que le sujet participe à la photo, je trouve ça plus puissant que de tomber dans l’écueil du voyeurisme. D’une façon générale, je ne suis pas intéressée par de l’art qui reproduit les processus de domination.

Les femmes et les minorités n’ont pas le privilège du neutre ou de l’universel, elles sont toujours décrites comme cet humain ‘autre’. En forçant visuellement le public à percevoir à travers des yeux qui ne sont pas les siens, je montre par simple contraste que notre imaginaire collectif est façonné par le male gaze. On peut trouver ça anecdotique mais il y a beaucoup de personnes qui ne se sont jamais ne serait-ce qu’imaginées dans la peau d’une femme, considérant que c’est dégradant. Il n’y a qu’à voir le nombre de qualificatifs dits féminins qui sont utilisés comme des insultes. Je ne peins pas pour ceux-là, mais ils existent. Je peins pour tous et toutes les autres, pour diversifier les regards et faire émerger d’autres imaginaires.”

Poils de chatte sur le carrelage, 2023. (© Lucie Mercier)

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L’importance du care

Ses œuvres empruntent au quotidien et convoquent des souvenirs universels où les “scènes ordinaires et colorées” présentent des détails qui “révèlent des sujets plus profonds et pas forcément joyeux”.

“Par exemple, dans War, j’ai peint une amie en état de sidération face à l’écran de son portable dont l’avertissement ‘sensitive content’ masque des images choquantes sur Instagram. Dans sa main, une cigarette consumée évoque le temps suspendu. C’est un portrait de trois-quarts dos, le visage n’est pas visible.

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J’ai choisi cette pose car elle inclut le public dans l’action. Nous ne sommes pas face à elle, nous l’accompagnons, comme posé·e·s sur son épaule. Nous partageons ce qu’elle voit sans être tout à fait elle. La position n’est pas voyeuriste car nous restons dans son champ de vision, ce qui ne serait pas le cas si le portrait était entièrement de dos.”

Lucie Mercier, Polly Pocket 1, 2 et 3.

Plus loin, un triptyque qui “peut avoir plusieurs niveaux d’interprétation” fait la part belle à des moments attentionnés partagés entre des personnages qui se coiffent l’une l’autre, “un geste intime qui parle de l’apprentissage de la féminité”, note la peintre.

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“Personnellement, et je ne pense pas être la seule, c’est lorsque j’étais enfant que j’ai appris à faire des tresses. Ce sont les femmes de mon entourage qui m’ont enseigné le care, c’est-à-dire de prendre soin du corps des autres. C’était peut-être plus évident dans l’environnement multigénérationnel dans lequel j’ai grandi.

J’imagine que ça participe à développer un rapport empathique et non sexualisé à ces corps qui est différent pour celles et ceux qui n’ont pas été élevé·e·s ainsi. Ces peintures décrivent la bienveillance nécessaire pour maquiller quelqu’un, lui étaler de l’argile dans le dos ou lui épiler un poil sur le menton.”

Le format du triptyque a été privilégié par l’artiste pour lui permettre de décomposer le mouvement par étapes, “telle une notice explicative [qui] donne de la valeur à la technicité du geste ordinaire”. Certaines toiles sont réalisées d’après des photos, tandis que d’autres sortent de l’imagination de Lucie Mercier, qui crée “une image inventée avec des poses de modèles, du dessin et du collage photo”, ou de ses souvenirs.

The last harvest. (© Lucie Mercier)

C’est le cas ici avec ce tableau qui la met en scène en train de coiffer sa petite sœur : “C’est une scène répétée depuis l’enfance et c’est ce qu’évoque le titre Polly Pocket 1, 2 et 3. Les trois fonds pastel apportent une touche onirique, on ne sait pas très bien si c’est un souvenir ou la réalité”. Pas besoin cependant de s’être tressé les cheveux avec sa sœur pour entrer en connexion avec les œuvres de l’artiste. “D’une façon plus symbolique, les cheveux convoquent des thèmes comme la famille, la transmission ou l’appartenance mais je vous laisse vous faire votre propre idée”, n’oublie-t-elle pas de préciser. Une œuvre à la fois, Lucie Mercier s’inscrit dans ces “milliers d’années d’histoire de l’art dont les femmes artistes ont été effacées”.

L’éloignement du male gaze constitue d’abord un “travail d’apprentissage théorique et d’autocritique à faire sur soi” mais, en pratique, il s’agit avant tout d’un travail instinctif. “Mes peintures étant très personnelles, je pense qu’il m’est difficile de mentir. D’autant que je ne travaille pas énormément mes idées avant de les peindre, elles sont assez spontanées. Je pense qu’elles traduisent honnêtement le regard que je pose sur mes modèles, ces personnes qui me sont chères et dont j’aime la complexité, la vulnérabilité et la force… Il m’est donc naturel de les représenter comme des sujets et non comme des objets. Ce n’est pas qu’un procédé visuel mais une manière d’être au monde. On ne sépare pas la femme de l’artiste !”

Trois ans après avoir commencé la peinture, Lucie Mercier se rend compte à quel point ses “œuvres parlent de façon très intime à des personnes [qu’elle] ne connaît pas”. “C’est une sensation très forte et très belle, je trouve. D’autant qu’elle n’est pas volontaire.” De l’intimité aux “sujets politiques”, il n’y a chez Lucie Mercier qu’un coup de pinceau.

L’exposition de Lucie Mercier “I’m Just A Girl” est visible au Ballon Rouge de Bruxelles jusqu’au 16 mai 2024.