Comment Kanye West est devenu l’un des plus grands producteurs de hip-hop

Publié le par Jérémie Léger,

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Un producteur mainstream

Après avoir contribué à l’élaboration du nouveau son de Roc-A-Fella, c’est avec son premier album, The College Dropout (2003), qu’il va révéler son côté visionnaire au grand public. À l’heure où le hip-hop est encore quelque chose de très brut, il va carrément amener le gangsta rap dans un style plus pop et mainstream, grâce à une utilisation de plus en plus habile des samples de soul et de jazz du passé.
Pour ce faire, il choisit de faire appel à de nombreux musiciens. On peut citer par exemple le morceau “The New Workout Plan”, sur lequel joue la violoniste Miri Ben-Ari. Grâce à cette formule plus musicale et mélodieuse, Kanye parvient à faire sortir le rap des boucles répétitives.
Autre élément tendant vers la pop : ce sample d’un live de Lauryn Hill sur le morceau “All Falls Down”, que Kanye fait réinterpréter par la chanteuse Syleena Johnson. Il en va de même sur “We Don’t Care”, le premier morceau de l’opus : faire chanter des enfants sur une production chatoyante a amené le hip-hop de Kanye West sur un terrain pop encore très peu exploré à l’époque.

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Lauryn Hill, Marvin Gaye, Aretha Franklin… Réussir à faire de la pop en se servant de samples du panthéon de la musique noire, c’est ça la force artistique de Kanye West.

Kanye West le chef d’orchestre…

À partir du disque suivant, le producteur va franchir un cap et devenir, en plus d’être un digger et un bidouilleur de machines de premier ordre, un chef d’orchestre au service de sa musique. Ainsi, pour la composition de Late Registration, Kanye va faire appel à John Brion, qui est lui-même chef d’orchestre. Leur volonté commune sera alors de faire de cet album une partition musicale, une bande originale de film.
Ainsi, on y retrouve énormément d’instruments, de breaks de batterie et de samples soul/funk recomposés et retravaillés (Tommy James, Curtis Mayfield, Gil-Scott Heron et Otis Redding pour ne citer qu’eux). Le côté chef d’orchestre ressort également du fait que Kanye parvient à mettre au diapason tous ses invités. Comme dans une chorale, chaque artiste est à sa place.
Cet album, c’est finalement une véritable symphonie ou instruments, samples, et voix se mélangent magnifiquement. Le meilleur exemple de cela est le single “Diamonds”, un titre avec une production hyperévolutive grâce à laquelle Kanye West s’impose définitivement comme un grand compositeur. Point d’orgue à cette démarche orchestrale : un an plus tard, il réenregistre cet album en live avec un orchestre symphonique, ce qui nous a donné Late Orchestration (qui contient aussi des versions remaniées de sons de The College Dropout).

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… devenu auteur d’opéra

Avec Graduation, son album suivant, Kanye n’a pas seulement réussi son parcours universitaire, il a également amené sa musique au niveau supérieur, devenant une icône de la pop music. Sur le toit du monde et plus en confiance (pour ne pas dire mégalo) que jamais, il se décide alors à produire de la “stadium music” : des sons destinés à être repris par une foule entière dans un stade ou dans une salle de concert.
Pour ce faire, Kanye utilise encore des samples de soul, mais il va y ajouter des vibes plus électroniques. Passer des instruments aux synthétiseurs va lui permettre de donner à sa formule plus de profondeur, comme l’analyse Raphaël Da Cruz : “Sur Graduation, Kanye cherche de nouvelles sonorités tout en gardant son identité, et ça fonctionne.”
Les meilleurs exemples de cette démarche artistique restent “Stronger” et son sample des Daft Punk, l’hymne “Can’t Tell Me Nothing”, ou encore “Good Life”, en duo avec T-Pain. Graduation a définitivement changé la musique populaire, et c’est aussi avec cet album que Kanye se décide à coproduire avec d’autres beatmakers, comme DJ Toomp ou encore Timbaland. Ce procédé collaboratif, couplé à sa volonté de faire de la stadium music, est poussé à son paroxysme sur son album My Beautiful Dark Twisted Fantasy, sorti en 2010. Il n’y a qu’à écouter “Power” pour le constater.

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Son album précédent, 808s and Heartbreak, marquait déjà une rupture dans sa discographie. Cet opus a certes grandement influencé la génération hip-hop des années 2010 (notamment au travers de son utilisation nouvelle de l’Auto-Tune), mais il apparaît avant tout comme un moyen d’exorciser les troubles émotionnels de son auteur : un artiste au sommet de sa gloire, mais blessé par sa rupture amoureuse avec la styliste Alexis Phifer et hanté par le décès tragique de sa mère tant aimée, Donda.
En héros maudit, Kanye revient donc au sommet en 2010 avec son album le plus ambitieux, My Beautiful Dark Twisted Fantasy. Un projet épique, baroque et grandiloquent aux allures d’opéra, travaillé non plus seul mais de manière tentaculaire, avec toujours plus de collaborateurs (un procédé déjà testé lors de la production de Late Registration).
La plupart des instrus sont ainsi coproduites avec des beatmakers tels que Bink, No I.D. et Mike Dean. “Kanye West est vu comme quelqu’un d’hyperprésomptueux. Il en joue, mais il est aussi capable de prendre du recul et de laisser briller d’autres producteurs et artistes pour arriver à quelque chose d’encore plus grandiose”, soutient Raphaël Da Cruz.
Du côté des guests, également, chacun des artistes sollicités semble à sa place, malgré le nombre incroyable de noms crédités. Tout ce beau monde est entassé, mais superbement coordonné par le maestro en personne. Son morceau “All of The Light” et ses 13 artistes invités nous le prouvent. Au final, My Beautiful Dark Twisted Fantasy est somptueux, mais a aussi – avec Watch the Throne, son album collaboratif avec Jay-Z – servi de transition entre le “Old Kanye” et le “New Kanye”.

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The New Kanye, artisan du chaos

Pour sûr, avec Yeezus, son disque le plus audacieux, Kanye va marquer une rupture. Alors qu’il proposait jusque là une arborescence dans l’évolution musicale de ses projets, il va entreprendre un virage à 180°. Un nouveau contre-pied qui va surtout lui permettre de crier haut et fort sa liberté artistique. Une façon de dire : “Je fais ce que je veux et je vous emmerde.”
Aucune promo, aucune pochette et un contenu musical à des années-lumière de ce que l’on attend de Kanye West. Sampler “Strange Fruit” de Nina Simone, un monument musical aux US, pour en faire quelque chose d’ultra distordu : il fallait oser. Le parti pris est énorme, mais maîtrisé. L’auditeur subit un choc thermique en comparaison avec ses précédents albums – même si 808 & Heartbreak était annonciateur de quelque chose. L’émotion en 2008 et la rage en 2013.
De l’obésité sonore de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, on passe à une cure d’amaigrissement sur l’album suivant. Les prods sont dépouillées et seul le contenu le plus étrange est conservé, leur donnant un aspect hyper saturé, industriel et abrasif. “On Sight”, en ouverture de l’album ? Personne n’était prêt à l’époque. “Tu as l’impression d’allumer un modem au début des années 2000”, s’amuse le journaliste de l’Abcdr. Pour arriver à un tel résultat, le rappeur a fait appel au génial producteur Rick Rubin, connu dans le milieu pour être un vrai “réducteur” de substance.

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L’audace de Yeezus et l’ambition de My Beautiful Dark Twisted Fantasy : fusionnez ces éléments et vous obtiendrez The Life of Pablo. Musicalement, cet album est la synthèse de toutes les expériences passées du producteur. Au fil de sa discographie, Kanye West a pris l’habitude de reprendre les meilleurs éléments de ses albums précédents pour en faire quelque chose de nouveau. Il ne se renouvelle plus en profondeur, mais arrive à combiner les différentes facettes de sa personnalité artistique.
Des morceaux comme “Feedback” et “Freestyle 4” font immédiatement penser à Yeezus, tandis que les élans autotunés sur “Highlights” évoquent la période 808 et “Father Stretch My Hand” rappelle la fanfare de MBDTF. Sans oublier cette petite touche gospel apportée par les samples vocaux dans des titres angéliques comme “Ultralight Beam”, “Wolves”, “Waves” ou encore “Famous” (qui sample “Do What You Gotta Do” de Nina Simone).

Un directeur artistique lucide

Sur les cinq albums qu’il a récemment produits – dont son dernier solo, Ye – il parvient, en particulier sur Daytona de Pusha T, à s’adapter à l’univers de l’artiste qu’il produit. Le tout en apportant sa patte sonore reconnaissable entre mille. À chaque projet, il emporte toujours plus loin sa palette d’influences, comme il l’a fait au fil de ses instrumentales.
Mais bien avant la première vague de son historique cuvée de 2018, il avait déjà tenté une expérience similaire en produisant, quasi en même temps, l’album Be de Common, Get Lifted de John Legend et son propre disque Late Registration. Un tiercé gagnant qui, à l’époque, n’avait fait que confirmer son statut de beatmaker le plus hot du moment, tout en lui permettant de s’imposer comme un directeur artistique à part entière.

Cette année, avec ses projets – qu’il s’agisse de l’album de Pusha T, du sien, de son opus collaboratif avec Kid Cudi, ou de ceux de Nas et Teyana Taylor –, il a prouvé que sa direction artistique n’avait rien perdu de sa superbe.
D’ailleurs, tout cela n’est pas près de s’arrêter, puisque le monsieur a déjà annoncé qu’il sortirait prochainement Good Ass Job, un album collaboratif avec Chance The Rapper, mais aussi Watch The Throne 2 et Yandhi, la suite supposée de Yeezus, le 23 novembre. Bien qu’il n’ait jamais été aussi productif, certains déclarent encore aujourd’hui : “I miss the old Kanye.” Ne leur en déplaise, comme l’intéressé le dit si bien dans son titre “Power” : “Les cris des rageux donnent une jolie mélodie.”