Joey Bada$$, Nekfeu, Deen Burbigo : pourquoi ils ne veulent pas être “old school”

Publié le par Lenny Sorbé,

© G L Askew II

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“Il est mort”, nous disent les médecins du “vrai rap”, ceux qui prescrivent l’écoute prolongée de Davodka ou d’Hugo TSR à toute personne qui aurait le malheur d’apprécier les salaceries débitées par Booba ou Kaaris. Avril 2017 administrera tout de même une ultime défibrillation sur sa dépouille, pour mieux bouleverser les certitudes des légistes. Dans un peu moins d’une semaine, le 14 avril prochain, Kendrick Lamar gratifiera le monde de son quatrième album studio. Mais en attendant ce grand rendez-vous de l’année musicale, c’est Joey Bada$$ qui est venu rassasier les auditeurs d’une bonne dose de boom-bap et de flow ciselés avec All-Amerikkkan Bada$$, sorti le 7 avril.

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Quand il s’introduit au grand public en 2012, le kid de Brooklyn fait le pari de revenir aux fondamentaux du rap, alors même que la tendance est littéralement à la trap. Samples granuleux, tempos accélérés, débit fluide et technique : sa première mixtape 1999 s’inscrit dans la plus pure tradition new-yorkaise, et nous ramène effectivement à l’époque ou Nas sortait I Am… et MF Doom Operation: Doomsday.

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À la même période, en France, c’est une autre année glorieuse du hip-hop que l’on célèbre : 1995. Appliquant une recette similaire, la bande à Nekfeu souffle un vent de fraîcheur sur le rap français et suscite rapidement l’intérêt des médias. La visibilité dont bénéficie le groupe parisien déteint progressivement sur L’Entourage leur entourage, et ouvre une porte médiatique qui met en lumière toute une génération de emcees : Georgio, Caballero, Aladin 135, A2H, Lomepal, L’Animalerie ou encore Prince Waly.

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Avec ses sweats Fila ou Fubu, résolument vintage, et l’imagerie VHS de ses clips, Prince Waly brouille les frontières de l’espace-temps. Impossible pour lui de s’en cacher : les années 1990 sont une grande source d’inspiration. Il s’identifie à cette époque.

“Nous, on était déjà dans ce délire rétro depuis un bout de temps. On a commencé avec ça. Et puis quand on a vu qu’on n’était pas seuls, qu’il y avait d’autres emcees qui faisaient ce style de sons, on s’est dit qu’il y avait tout un mouvement qui était en train de se mettre en place”, se rappelle t-il.

“Tu ne peux plus arriver avec un projet entièrement 90s et espérer que ça marche”

Mais passé la nostalgie, que reste t-il du mouvement qui était censé faire “revivre les 90s” ? De cette frange de la scène rap, seul Nekfeu est véritablement parvenu à transformer l’essai par les chiffres, se faisant ainsi une place dans les hautes sphères du game. Mais si son premier album Feu – certifié double disque de platine – laissait encore une large place au boom-bap, les principaux singles qui en étaient extraits (“On verra” et “Égérie”) positionnaient commercialement le projet comme plus moderne, presque pop.

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Avec Cyborg, son second opus, l’artiste s’éloignait un peu plus plus de l’identité “old school” qu’il marketait jusqu’à présent. Il mettait davantage le cap sur Toronto, pour puiser une inspiration “drakienne”, lente, glaciale et lunaire. Mais Nekfeu n’est pas le seul à avoir progressivement délaissé le boom-bap au moment de se confronter à la réalité des bacs. Pour son deuxième album Art de vivre, A2H s’orientait déjà vers les sonorités cloud d’A$AP Rocky et Clams Casino. Quand Lomepal se rapprochait du producteur électro Stwo, Caballero bossait avec Hugz Hefner, l’un des principaux architecte des deux albums du Fennec. Et que dire de Grand Cru, le bébé porté par Deen Burbigo, loin des terrains sur lesquels le membre du L’ nous avait habitué à batailler ?

“On prend le rap à la source sans être fataliste”, rappait pourtant Nekfeu sur “La Suite”, cinq ans plus tôt. Fataliste, Prince Waly l’est déjà un peu plus : “Ce qui vend vraiment aujourd’hui, c’est la trap, on ne va pas se le cacher. Je pense que tu ne peux plus arriver avec un projet entièrement 90s, des flows à la Run-DMC et espérer que ça marche. À grande échelle en tout cas, ça ne fonctionnera pas. Faut s’adapter.” Moitié du tandem de beatmakers Loop Snatchers, collaborateur régulier du collectif parisien de la 75e Session, Mighty Max abonde dans ce sens, même si les succès de J. Cole outre-Atlantique lui laissent encore croire qu’il y a un avenir commercial pour le boom-bap.

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“À la base, je n’écoutais que du boom-bap, j’étais clairement antitrap. Puis j’ai commencé à découvrir des artistes comme The Underachievers ou Flatbush Zombies, et j’ai trouvé que leur ‘trap’ était plus accessible, qu’elle s’inscrivait plus dans la lignée de ce que j’écoutais en boom-bap. C’est là que j’ai commencé à m’y intéresser. Mais c’est seulement quand j’ai rencontré les gars de la 75e Session ou du Panama Bende que je me suis vraiment lancé”, nous confie t-il.

Tous deux s’accordent en tout cas sur une chose : mieux vaut édulcorer sa recette pour espérer faire du gros chiffre.

“Condamnés” au boom-bap ?

Il serait toutefois cruel de réduire l’évolution artistique des MC en question à une simple volonté de vendre plus de disques. La plupart se sont toujours positionnés comme des auditeurs avant d’être des rappeurs, et leurs playlists regorgent de titres qui sortent des codes traditionnels du rap. Là où Nekfeu référençait le “mercé” de Jul sur “Squa”, Deen Burbigo nous confiait par exemple apprécier la musique de PNL ou Sch. De Sopico à Phénomène Bizness en passant par Panama Bende, c’est aussi le cas de la plupart des artistes avec lesquels Mighty Max a collaboré :

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“Ils kiffent sincèrement tous les registres plus ‘actuels’ qui se font aujourd’hui. Ils aiment faire de la trap et à l’inverse, ils ont beaucoup trop fait de boom-bap. Au bout d’un moment ça soûle. C’est d’ailleurs ce qui m’est arrivé, à force de composer du boom-bap, je n’aime plus trop. J’aime en écouter mais je n’aime plus en faire.”

La donne se vérifie d’autant plus aux États-Unis, puisque sur le titre “Lord Knows”, Joey Bada$$ croisait le fer avec G Herbo et Metro Boomin, dignes représentants de la drill de Chicago et de la trap d’Atlanta. Plus récemment encore, on le voyait très à l’aise au micro quand il freestylait sur la prod de “Mask Off” de Future. “Ce beat est trop chaud, mec !”, pouvait-on même l’entendre dire.

Mais voilà, le boom-bap est aujourd’hui la partie immergée de l’iceberg du rap. Ceux qui le pratiquent encore deviennent instantanément les portes-flambeaux de toute une discipline, qui se doivent de préserver l’héritage des Biggie et autres Raekwon. Ils répondent aux attentes d’une partie du public qui ne se retrouve plus forcément dans les envolées auto-tunées de Young Thug ou de Migos, de Jul ou de PNL. Alors, le “travestissement” est mal vu.

Joey Bada$$ l’a appris à ses dépens en mai dernier, quand il publiait “Devastated”, le premier single d’All-Amerikkkan Bada$$. Plus enjoué, plus dans l’air du temps, la track avait fait l’objet de vives critiques de la part des fans du New-Yorkais, qui lui reprochaient de délaisser le style pour lequel ils l’avaient aimé. Ce à quoi Joey Bada$$ avait répondu, sur le plateau du Breakfast Club :

“Les fans sont capricieux, ils veulent te garder juste pour eux. Ils devraient juste être heureux pour leur artiste favori. Au bout du compte, tous les artistes veulent grandir. Ils veulent être écoutés. On ne fait pas ça juste pour être entendu par une petite communauté de personnes – en tout cas pas moi. Quand je fais quelque chose, je le développe à son potentiel maximal. Je veux être l’un des plus grands artistes de tous les temps.”

Il faut croire que selon lui, cela ne peut passer uniquement par le rap “old school”. En France, Nekfeu a eu la chance de bénéficier d’un public jeune, plus clément car moins averti, puisqu’il “n’écoutait pas de rap avant les RC” [Rap Contenders, la ligue de battles qui a révélé Nekfeu, ndlr], comme il le concédait lui-même sur “Squa”.

Mais ce n’est pas forcément le cas de tous. Mighty Max évoque par exemple le cas de son ami Lacraps, un MC originaire de Montpellier : “Il a récemment sorti Les Preuves du temps, un double album avec une partie trap et une partie boom-bap. Quand tu regardes les commentaires, tu vois que les gens n’attendent pas ça de lui, ils ne sont pas contents qu’il s’essaye à quelque chose de plus moderne.”

“Le public te fait avancer, mais si t’écoutes trop le public, tu risques de te perdre. J’avais vu une interview de Mobb Deep où ils disaient que c’était un peu à cause de leur public s’ils n’ont jamais été aussi gros qu’ils auraient du l’être. Dès qu’ils sortaient de leur terrain de jeu, les mecs leur disaient que c’était naze, de rester sur leurs bases. Du coup ils ont continué et au final c’était toujours là même chose”, raconte pour sa part Prince Waly.

Survivre du rap

Quid de ceux qui se plaisent à rapper sur “des samples poussiéreux” et qui n’auraient aucune envie de s’aventurer sur les terrains où résonnent les basses 808 ? Leur public existe, c’est souvent lui qui regrette l’époque où il y avait des “messages” dans le hip-hop et nous rappelle à quel point l’Auto-Tune est le cancer de cette musique. Cette brève description devrait suffire à vous faire prendre conscience de la quantité d’auditeurs qu’il représente.

Plutôt que de chercher à tout prix à vendre des CD à son public, Georgio avait trouvé un moyen plutôt astucieux de capitaliser dessus, en l’invitant à produire son album Bleu noir via la plateforme de crowdfunding KissKissBankBank. Si 35 000 euros étaient initialement demandés, c’est plus de 50 000 euros qui ont finalement été récoltés par le rappeur originaire du 18e arrondissement de Paris. Par ailleurs, les ventes d’albums comptabilisent désormais les écoutes en streaming, rendant ainsi les certifications des disques d’or et de platine nettement plus accessibles.

Mais de ce qu’en sait Mighty Max, le streaming ne constitue toutefois pas encore une alternative viable pour espérer vivre du rap. Les concerts, en revanche, en sont une : “Depuis qu’il y a Internet, si t’es pas PNL, vaut mieux ne pas compter sur les ventes. Ce n’est pas trop ça qui te permet de manger, c’est plus les scènes. Tous mes potes survivent grâce aux concerts. Clairement pas de la vente de musique.” De son côté, Prince Waly suggère de profiter de l’exposition liée au rap pour développer d’autres business en parallèle. S’il cite le cas de Jeune LC, propriétaire du bar Le Jeune (10e arrondissement de Paris), on pense plutôt au noble Espiiem, qui a récemment ouvert les studios d’enregistrements Orfèvre. Pas si fataliste que ça, tout compte fait.