Barbie, Beyoncé, Taylor et Britney : pourquoi parler des émotions féminines est bankable, légitime et nécessaire

Publié le par Paloma Clement Picos,

2023, année du "Barbillion" et de la "Beyflation".

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Au cinéma cet été, le blockbuster décalé inspiré de l’univers du jouet Barbie a explosé les scores d’audiences. Barbie est entrée dans le club très exclusif des films ayant dépassé le milliard de recettes au box-office mondial. C’était inattendu. Mieux, c’est le premier film réalisé par une femme à accomplir cette prouesse. Pour célébrer ce carton, les internautes ont créé un néologisme associant Barbie et billion (milliard en anglais) : Barbillion est né. En France, le film a fait 5,3 millions d’entrées, se plaçant comme le deuxième plus gros succès de l’année 2023, derrière Super Mario Bros.

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En concert, le monde a été dominé par les tournées de Beyoncé et Taylor Swift. En 56 dates, le Renaissance Tour de Beyoncé a engrangé pas moins d’un demi-milliard de dollars. Le Era’s Tour de Taylor Swift n’est même pas terminé qu’il lui a déjà rapporté plus d’un milliard de dollars de recettes. C’est historique. L’impact de ces concerts est tel qu’on a même pu constater un phénomène d’inflation à Stockholm en Suède lors du passage de Beyoncé (d’où le terme “Beyflation”). Aux États-Unis, chaque ville où Taylor Swift est passée a vu son économie locale bondir. D’après Forbes, la tournée de Swift aurait injecté 4,6 milliards de dollars à l’économie américaine.

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Les deux chanteuses ont également chacune sorti un film de leur tournée, films largement plébiscités par leur audience n’ayant pas les moyens de se rendre aux concerts. Et là encore, jackpot : Taylor Swift a carrément cassé le box-office américain, à tel point que d’autres films ont préféré changer leur date de sortie pour ne pas se faire voler la vedette par la chanteuse, comme l’a révélé Première.

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Dans nos oreilles cette année, une artiste a fait l’unanimité à travers la planète : Miley Cyrus. Avec Flowers, l’artiste américaine a sorti le titre le plus écouté de l’année d’après Spotify. Jamais aucun titre n’avait atteint aussi vite le milliard d’écoutes sur la plateforme.

Quant aux rayons des librairies, Britney Spears a vendu plus d’un million de copies de ses mémoires La femme en moi – et ce un mois à peine après sa publication. Pour cet ouvrage, Britney a décroché un des plus gros contrats de l’histoire de la littérature. La maison d’édition Simon & Schuster a en effet déboursé 15 millions de dollars pour avoir l’exclusivité du très attendu récit de la star. C’est tout simplement le deuxième plus gros contrat de tous les temps derrière celui de Bill Clinton en 2004. En Angleterre, le livre a même contribué à rebooster l’économie dans les librairies.

Toutes ces œuvres sont non seulement des réussites commerciales, mais aussi critiques : Barbie est un des favoris aux Oscars, Flowers a été nommé aux Grammy Awards, le livre de Britney, comme les tournées de Beyoncé et Taylor ont été encensés par la critique pour leur puissance autant que pour l’intimité de ce qu’elles racontent. Tout ça en 2023.

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Un travail au long cours

Rien qu’individuellement, ces performances sont notoires. Même si les succès féminins sont de plus en plus communs, chaque artiste a cette année battu un record dans son domaine. Ces succès ont aussi un autre point commun : ce sont des projets qui reviennent de loin. Barbie a mis quasiment 14 ans à se faire – je vous en parlais dans cet article relatant le long combat pour faire de Barbie un film piquant et féministe (oui, je pense que le film Barbie est féministe). Et il faut vraiment saluer Margot Robbie, qui, en productrice féroce, s’est battue tout du long pour faire le film dont elle rêvait, avec une réalisatrice indie, Greta Gerwig, et un scénario qui va bien au-delà du jouet Mattel. L’actrice de 33 ans a cru plus que personne en son projet.

Le livre de Britney lui sort deux ans après la longue bataille de la chanteuse contre la stricte tutelle de son père, qui aura duré 14 ans. Britney n’est rien de moins qu’une survivante : de son père violent, de ses ex qui l’ont traînée dans la boue, de l’industrie de la musique, des paparazzis et du showbiz qui broient les femmes. La Femme en moi est sa vision des 25 dernières années, période pendant laquelle tout le monde a parlé d’elle, sauf elle. C’est désormais chose faite.

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Taylor Swift, elle, vient de passer plusieurs années à réenregistrer tous ses albums pour enfin posséder sa musique, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici. Elle avait longtemps été moquée pour ses paroles sur ses relations amoureuses (chose qu’on ne reproche jamais à Ed Sheeran, comme elle le dit elle-même). The Era’s Tour, sa tournée de 2023, est l’accomplissement d’années de batailles pour être propriétaire de sa musique, montrer qu’elle assume et qu’elle s’en fout pas mal des puristes qui critiquent sa pop et ses paroles.

En 2014 Beyoncé affiche le mot “Feminist” derrière elle lors de sa performance aux MTV VMA. “Sans le savoir, elle ouvre l’ère du féminisme pop”, explique l’autrice Morgan Giuliani dans Féminismes & Musiques. Sauf qu’il a fallu quasiment 10 ans pour que Beyoncé assume complètement ses postures et devienne cette icône du Black Girl Magic. Sur ses trois dernières tournées, deux sont avec son mari, le producteur Jay Z. D’ailleurs comme l’analyse Morgane Guiliani, Beyonce a longtemps “opté pour une image hypersexualisée, en général destinée à son époux”. Avec The Renaissance Tour, Beyoncé est seule, pour elle, pour les femmes, pour sa communauté.

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Derrière tous ces phénomènes de pop culture, se cache la longue bataille de femmes et surtout, leurs accomplissements. C’est inspirant. Mais surtout, tous ces films, concerts, livres et chansons ont été pensés par des femmes, pour une audience féminine. C’est sans précédent.

Par les femmes, pour les femmes

Ce qui est beau avec tous ces phénomènes pop culture de l’année, c’est que tous, à leur manière, parlent des émotions féminines, de l’expérience d’être une femme, d’aimer comme une femme. Ces œuvres ont donc non seulement trouvé leur audience, mais ont aussi réussi à rassembler massivement autour de choses qui sont de l’ordre de l’expérience féminine. Et je trouve ça fantastique. Il y a eu une sorte de convergence de récits. Même s’il est à noter que ces différents moments de pop culture ont été majoritairement faits par des femmes blanches, pour des femmes blanches.

Il s’est tout de même passé quelque chose qui prouve que nos émotions sont légitimes et peuvent être une source d’inspiration pour tous types de production. Des productions plus que jamais à notre image, débarrassées du prisme masculin. Nous avons besoin de ces œuvres pour nous représenter et nous sentir moins seules.

Longtemps, Hollywood a estimé que les sagas et blockbusters menés par des personnages féminins n’étaient pas rentables – à l’exception de quelques guerrières badass (comme Katniss Everdeen dans Hunger Games ou Buffy contre les vampires). Les hommes, eux, sont représentés à travers une myriade de héros, antihéros, contre-héros… Les femmes n’ont pas le droit à un tel spectre de représentation.

Il existe cet inconscient collectif qui classe la culture en deux catégories : ce qui est pour tout le monde et ce qui est pour les filles. Et tout ce qui est majoritairement aimé par les femmes serait ringard. Cette année, les artistes féminines ont prouvé que cet argument n’était ni viable, ni vrai. Et pourtant, je n’ai jamais vu un blockbuster se faire autant critiquer que Barbie. On pointe du doigt son marketing excessif, entre autres. Jamais cela n’a été fait pour Marvel qui a carrément des parcs d’attractions dédiés et des produits dérivés à ne plus savoir qu’en faire. Alors, comme a dit Dolly Parton : “my mistakes are no worst than yours just because I’m a woman”. En français, “mes erreurs ne sont pas pires que les tiennes juste parce que je suis une femme“. C’est pourtant ce qu’on nous fait ressentir avec nos passions pour Barbie ou Taylor Swift. Il y a plein de choses à critiquer dans ces créations, évidemment – mais il semble que soudain, tout le monde se révèle grand critique et anticapitaliste radical lorsqu’il s’agit d’œuvres pensées pour les femmes.

Je n’ai, par ailleurs, jamais autant entendu parler du prix des billets de concerts que pour ceux de Taylor Swift et Beyoncé. Oui, aller à un concert est désormais un luxe. Mais je n’ai pas en tête qu’on se soit un jour offusqués des prix pour voir les Rolling Stones ? Comme il n’est jamais question des prix exorbitants et des excentricités des activités culturelles d’apparence purement masculines : les matchs de sports, les jeux vidéo, la finale de la Champions League ou même le Super Bowl. Les prix des finales de foot sont démentiels, sachant que potentiellement, on voit son équipe perdre. C’est rare d’être perdant lors d’un concert…

Lors d’un voyage à Londres récemment, une amie m’a confié ne pas oser acheter l’autobiographie de Britney Spears par peur d’être jugée par ses collègues. Je lui ai rappelé que si c’était la biographie de Bob Dylan ou John Lennon tout le monde trouverait ça stylé. Britney est une artiste qui a marqué et transformé la pop, elle a un destin de vie complètement fou. Évidemment que lire le récit de sa vie est légitime au même titre que n’importe quel artiste.

Tout est politique ?

On demande aussi trop souvent à tout ce qui est purement féminin d’être féministe et militant. C’est ce qu’on a demandé à Barbie. Encore une fois, on n’en a jamais demandé tant aux films de Marvel, aux James Bond ou Indiana Jones. Même si je suis la première à dire que tout est politique, j’ai l’impression qu’on peut moins facilement apprécier une œuvre féminine pour la pure légèreté et joie qu’elle nous apporte en tant que femme. Il semble qu’on demande toujours aux femmes d’ajouter un argument intellectuel ou militant à leurs passions pour qu’elles soient valides. Quelle pression ! Normal qu’on se sente constamment stupide avec des standards aussi élevés, même sur ce qui est censé nous distraire. Jamais on ne demande ça aux supporters de foot. On aime le foot parce que c’est cool et divertissant. C’est tout. J’estime que les femmes devraient avoir ce même droit de décider pour elles-mêmes ce qui est cool.

Le comble, c’est que de Miley Cyrus à Taylor Swift en passant par Barbie, toutes nous touchent par leur profondeur. L’hymne à l’amour de soi qu’est Flowers n’est pas devenu un hit pour rien. C’est fort de mener des millions de femmes à gueuler : “I can love me better than you can” (“Je peux m’aimer mieux que tu ne le peux toi“). Je vous souhaite d’être un jour en boîte de nuit quand cette chanson est diffusée et de voir l’énergie qui émane de ce cri du cœur collectif.

Même constat pour Taylor : sa chanson “All too well” dure dix minutes. Dix minutes dédiées à une situationship de trois mois qu’elle a vécu il y a dix ans. Et à chacun de ses concerts, ce sont des milliers de personnes qui chantent par cœur cette longue chanson où les émotions sont décortiquées et passées au microscope. C’est beau et je me réjouis qu’on puisse vivre ce genre de moments entre meufs.

La joie féminine

La bonne nouvelle, c’est que la puissance de Taylor Swift est telle (elle a été nommée “Personnalité de l’année” par le Time Magazine, une première pour une artiste), que non seulement elle n’est pas ringarde, mais même si elle l’était, ça n’aurait pas d’importance puisqu’elle est bankable. Autrement dit, elle engrange des millions. Comme Barbie, comme Britney, comme Beyoncé. Et dans un monde dominé par l’argent, c’est tant mieux d’avoir réussi à prouver ça. C’est malheureux qu’il faille en arriver là pour prouver sa légitimité auprès d’une très large audience, mais c’est comme ça. Les marchés économiques ont pris un sacré coup cet été en comprenant qu’ils s’étaient trompés en ne misant pas sur l’audimat féminin pour les produits jugés “grand public”. La moitié de l’humanité, c’est le grand public. Je ne sais pas si cela va réellement provoquer une augmentation des investissements sur les récits féminins, sur ce qui nous touche et nous bouleverse, mais je l’espère.

Avant, se faire qualifier de “Barbie” était plutôt péjoratif, voire une insulte. Mais le film a complètement renversé cette vision. La beauté de ce phénomène, c’est aussi sa réalité tangible. Il ne s’agit pas d’une vague virtuelle, d’une simple tendance sur les réseaux sociaux. On parle de véritables marées de jeunes filles devant les cinémas du monde entier, habillées en rose pour voir un film ensemble (et dont j’ai fait partie, avec joie). De gigantesques stades remplis de fans qui chantent par cœur les sentiments de Taylor Swift et la confiance en elle de Beyonce. Des millions de livres bien réels vendus par Britney.

Depuis quelques années, j’ai l’impression que les seuls grands rassemblements féminins publics sont les manifestations où nous allons militer. Je trouve qu’après tant de temps à s’être majoritairement retrouvées autour de la question des violences faites aux femmes, ces derniers mois nous ont offert la vision de millions de femmes rassemblées pour célébrer des évènements joyeux et festifs. Quel bonheur de juste sortir en suivant un dress code pour s’amuser. D’avoir notre Champions League à nous. J’ai vu beaucoup d’internautes se moquer des jeunes filles qui dansent en rond à la fin du générique du film sur le concert de Taylor Swift. Jamais on ne se moque des supporters de foot qui quittent les stades en chantant après une victoire de leur équipe. Pourtant il s’agit de la même émotion : la joie. Laissons la joie féminine occuper l’espace public – et privé aussi.

@estoriethegirl a small group of girlies began dancing in the front of our theatre, and soon more and more kept running down the stairs to join, all little strangers holding hands and singing together—and this was when i cried #erastour #erastourmovie #taylorswift ♬ willow - Taylor Swift

Le livre de Britney n’est pas particulièrement joyeux et certains passages sont même profondément tristes. Mais il a la beauté d’être écrit avec ses mots, son regard et son sens du récit direct, honnête et franchement drôle. Loin des documentaires ambiance faits divers sortis sur elle ces dernières années. C’est aussi ça, la joie féminine.