Pesticides : pourquoi le cancer chez les travailleurs du vin est un tabou

Publié le par Astrid Van Laer,

© Luca Piccini Basile / Getty Images

"En ne reconnaissant pas la maladie professionnelle, on condamne les travailleurs à une double peine : la maladie et le silence."

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Konbini news | Bonjour Marie-Lys, pouvez-vous nous expliquer en quelques mots l’objectif de votre collectif ?

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Marie-Lys Bibeyran | Mon collectif a vocation à lutter contre les pesticides en dénonçant leur utilisation, leurs effets et en informant les populations pour essayer de les en protéger autant que possible. Étant moi-même travailleuse des vignes à titre saisonnier, j’ai découvert il y a maintenant deux ans l’existence d’une obligation des employeurs de communiquer à leurs travailleurs, saisonniers ou permanents, la liste des pesticides auxquels ils sont exposés dans le cadre de leur travail.

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Cette obligation figure dans le Code du travail aux articles R4412-38 et R4412-3, le premier disposant notamment :

“L’employeur veille à ce que les travailleurs […] reçoivent des informations sous des formes appropriées et périodiquement actualisées sur les agents chimiques dangereux se trouvant sur le lieu de travail, telles que notamment leurs noms, les risques pour la santé et la sécurité qu’ils comportent et, le cas échéant, les valeurs limites d’exposition professionnelle et les valeurs limites biologiques qui leur sont applicables.”

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Le problème, c’est que cette obligation légale n’est pratiquement jamais respectée.

Pourquoi l’application de ces règles est-elle si importante ? 

Parce que ce document est indispensable pour obtenir la reconnaissance d’une maladie professionnelle. Quand vous êtes exposé dans le cadre de votre travail comme on peut l’être lorsque l’on travaille dans des vignes sur lesquelles sont appliqués des pesticides, malheureusement, vous avez de fortes probabilités de développer un jour une pathologie susceptible d’être en lien avec cette exposition et d’avoir à demander la reconnaissance de votre maladie professionnelle.

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Il faut savoir que cette procédure est déjà extrêmement compliquée car elle est longue et n’aboutit que rarement. Donc si en plus, l’employeur ne remet pas le document avec la liste des produits aux travailleurs, ils n’ont juste aucune chance d’obtenir la reconnaissance de maladie professionnelle.

Quand a commencé votre combat à ce sujet ?

Mon frère, Denis, était salarié agricole, vigneron-tractoriste sur le Médoc. Il effectuait des traitements sur les vignes dans la propriété viticole qui l’employait depuis plus de vingt ans. Il est tombé malade, il a eu un cholangiocarcinome, un cancer des voies biliaires intra-hépatiques à l’automne 2008. Il est mort, cela fait tout juste dix ans, en octobre 2009.

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En 2011, j’ai donc engagé en son nom une procédure en reconnaissance post-mortem de la maladie professionnelle, qui s’est terminée par un rejet de la Cour de Cassation en novembre 2018. 

Marie-Lys Bibeyran, au tribunal de Bordeaux, le 21 septembre 2019. © NICOLAS TUCAT / AFP

Par quelles raisons le rejet a-t-il été motivé ?

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Le pourvoi faisait suite à l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 21 septembre 2017 qui disait deux choses. En premier lieu, aussi surprenant que cela puisse paraître, que mon frère avait été exposé à l’arsénite de sodium, qui est un dérivé de l’arsenic, mais que l’arsenic pouvait au contraire avoir des vertus protectrices contre les cancers, c’est la première fois que j’entendais ça, mais bon.

Et dans un second temps, la cour d’appel disait qu’il existe des études faisant état d’un lien entre le cancer rare dont est décédé mon frère et l’exposition à une certaine catégorie de pesticides mais comme cette catégorie-là ne figurait pas sur la liste fournie par l’employeur, la cour d’appel n’a pas eu la preuve qu’il avait été exposé à cette catégorie précise de pesticides et donc ne pouvait pas reconnaître le lien avec sa maladie.

Donc la maladie de mon frère n’a pas été reconnue comme en lien avec son activité professionnelle. Parce que la liste n’était pas complète. Mon frère a travaillé de 1984 à 2008 et il est parvenu à se fournir la liste des produits de 2000 à 2008. Donc la traçabilité de son exposition a été faite sur les années où des pesticides qui sont maintenant interdits parce qu’ils figuraient alors parmi les plus dangereux étaient encore autorisés.

Donc la catégorie de pesticides appelée “les organochlorés”, désormais pour la plupart interdits mais qui étaient encore en circulation au début des années 1980 et auxquels mon frère a fort probablement été exposé, n’y figurait pas. Et comme ils n’étaient pas notifiés dans la liste des produits auxquels il a été exposé, la cour d’appel n’a pas pu s’appuyer dessus pour reconnaître la maladie professionnelle.

Ce document a une importance capitale dans la procédure que j’ai lancée au nom de mon frère. C’est ainsi que j’ai pris la mesure de son importance. À l’époque, je ne savais pas qu’il y avait l’obligation de l’employeur de fournir, je l’ai découverte après. Maintenant, je bataille au nom du collectif pour le plus grand nombre.

J’ai envoyé un courrier à tous les employeurs viticoles du Médoc, près de 500 en tout, un courrier qui se voulait pédagogue pour leur citer l’article du Code du Travail et leur expliquer pourquoi c’était si important pour les travailleurs d’avoir cette information. Je n’ai eu aucun retour. J’ai mené une action avec quelques travailleurs qui ont envoyé un courrier à leurs anciens employeurs et il n’y a que deux propriétés viticoles qui ont répondu favorablement et délivré ladite liste, et non sans difficulté.

Moi, je suis parvenue à me la procurer sans trop de difficultés, mais je pense que connaissant mes engagements, ils ont compris qu’ils avaient plutôt intérêt à me la délivrer avant que j’engage une procédure ou que je médiatise l’affaire pour les y contraindre.

Donc maintenant, je connais presque toute la traçabilité de mon exposition depuis que je travaille dans le vin. Je n’ai pas découvert grand-chose, mais j’ai tout de même pris la mesure de l’ampleur des pesticides cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques auxquels j’étais exposée grâce au détail de toutes les molécules.

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Avez-vous interrogé des médecins au sujet du possible lien entre la mort de votre frère et les pesticides auxquels il avait été exposé dans les vignes ?

C’est bien évidemment la première question que mon frère a posée au cancérologue qui venait de lui annoncer le diagnostic en décembre 2008. Il lui a demandé si sa maladie était liée aux produits avec lesquels il avait été en contact. Le médecin lui a répondu : “on verra cela dans vingt ans.”

Ce tabou que vous évoquez est-il selon vous particulièrement important dans le domaine du vin ?

Tout à fait. Il est plus non seulement important dans le domaine du vin mais aussi en Gironde. Pour la simple et bonne raison qu’en France, le vin est considéré comme un produit sacré. Le vin, c’est l’image et la vitrine de la France à l’étranger.

Et puis, le vin, “c’est un alcool pas comme les autres”, on n’a de cesse de le répéter. Il ne faut pas toucher à la viticulture. Et le tabou supplémentaire vient du fait qu’on est près de Bordeaux, la vitrine du vin français. La ville est connue dans le monde entier. Elle renvoie une image prestigieuse et participe à notre réputation à l’étranger. C’est donc une puissance financière considérable.

Ce tabou rend donc particulièrement difficile pour les travailleurs de faire savoir qu’ils sont malades, de se manifester en tant que victimes professionnelles des pesticides. Et en étant privés de ce document, ils sont simplement condamnés à la double peine : la maladie et le silence. 

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Depuis que vous portez ce combat, avez-vous subi de quelconques pressions ?

J’ai envie de vous dire que toutes les propriétés viticoles sont, quelque part, des lobbies du vin à leur niveau. J’ai subi des pressions dans le cadre de mon ancien emploi lorsque je me suis mise à dénoncer l’usage des pesticides : mes contrats saisonniers ont été de plus en plus raccourcis, diminués dans le temps. Ça a été fait afin d’exercer une pression à mon encontre. 

Quels sont les autres combats que mène votre collectif ?

De manière plus générale, je me bats pour l’interdiction des pesticides à moyen ou long terme. Je suis certes plus sensible à l’exposition des travailleurs mais, avec le collectif, nous œuvrons pour l’ensemble de la société civile parce que nous sommes tous exposés à ce scandale sanitaire, personne n’y échappe.

Mais en premier lieu, je me bats surtout pour le respect du Code du travail. J’ai trop vu cette injustice avec mon frère. Les travailleurs des vignes sont des gens qui sont évidemment passionnés. Mais c’est un travail extrêmement difficile et pénible.

Quand on tombe malade de maladies aussi graves et violentes et destructrices, physiquement comme moralement, la reconnaissance de votre maladie professionnelle, ce ne sont pas juste des mots. C’est la reconnaissance de votre qualité de victime de votre profession et ça, quand vous êtes atteints à ce point-là, c’est un peu tout ce qui vous reste de dignité.

Et ça, on n’a pas le droit de leur voler.