En saison 5, Peaky Blinders explore les impasses de la masculinité toxique

Publié le par Marion Olité,

©BBC

Un regard sur ce que nous dit Peaky Blinders de la condition masculine.

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Depuis 2013, Steven Knight porte un regard romantique et tragique sur la trajectoire de ses Peaky Blinders, gang de criminels ayant réellement existé à la fin du XIXe siècle. Composé d’hommes issus de la classe ouvrière et durement touchés par les problèmes économiques en Angleterre, il devait son nom au fait que ses membres étaient prêts à dégainer à tout moment des lames de rasoir, placées sous leurs bérets. Par extension, le terme “peaky blinders” a fini par désigner des jeunes personnes violentes, éduquées par la rue. On est déjà dans des codes masculins particuliers, où règnent les coups bas et la loi du plus violent. Peu importent les moyens, du moment que l’on survit à la fin.

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Cette réalité historique, Steven Knight l’a sublimée, mettant en scène l’ascension sociale d’une famille tzigane hors-la-loi, les Shelby. Ils sont stylés, triomphent ou se vengent de leurs ennemis d’une manière ou d’une autre, souvent grâce à la violence, et ils sont dirigés par le cadet, Tommy Shelby. Juché sur son cheval, avec les yeux bleus impassibles de Cillian Murphy, il avance sur “Red Right Hand” et la voix badass de Nick Cave. C’est lui qui nous fait découvrir les entrailles de Birmingham dans la scène d’introduction du premier épisode de la série. Le ton est donné.

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Marquée sous le sceau du cool (les fringues, la musique rock, une réalisation ultra-léchée) et donc quasi inattaquable, Peaky Blinders réunit en cinq saisons à peu près tous les fantasmes de masculinités triomphantes. Elle en appelle autant à la “lad culture” anglaise (se saouler, adopter des comportements de mâles dominants, parier sur du sport entre mecs) qu’à l’image du rockeur rebelle – ces plans cultes de la tribu Shelby qui évolue au ralenti sur des sons rock ont des airs de longs clips – ou encore du mafieux patriarche façon Le Parrain, puis d’un antihéros dépressif à la Don Draper. Sans oublier une soif de pouvoir que ne renierait pas un Walter White.

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Peaky Blinders a ceci de fascinant qu’elle intègre aussi à son idéal de masculinité quelques caractéristiques “romantiques”, les justifiant par les origines gypsy de la famille : les mecs se sapent et se coiffent avec style et ont le droit d’être tristes (parce que dans leur sang coule une mélancolie intrinsèque à cette population). Ils ont conscience de leurs corps : Tommy est filmé comme une figure aussi belle que tragique, torse nu, de très près, de très loin… En revanche, quand il marche dans les rues de Birmingham, pourvu de toute son autorité, ses yeux sont baissés sous sa casquette, son corps est arqué. Il semble plier sous le poids des responsabilités, et en même temps, on imagine mal qui que ce soit stopper son avancée déterminée.

Du fascisme et des hommes

La saison 5 de Peaky Blinders prend place après le krach boursier de 1929. Elle s’intéresse en particulier à la montée en puissance du fascisme, l’occasion de pousser tous les curseurs vers le rouge. Car les idéologies fascistes et nazies vont de pair avec la glorification d’une masculinité que la psychologie et les études de genre qualifient de “toxique”.

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La notion de masculinité toxique regroupe des comportements masculins étudiés en Amérique du Nord et en Europe, qui ont un impact négatif sur la société et sur les hommes eux-mêmes. Elle est liée à une image patriarcale et stéréotypale de ce qui est censé construire un homme, “un vrai” : plaisir de dominer l’autre, misogynie, homophobie, banalisation de la violence, notamment faite aux femmes, mais aussi répression des émotions et d’une sensibilité qui peuvent mener vers la dépression, l’addiction aux alcools et aux narcotiques. Autant de comportements largement mis en avant – pour la plupart – au moment de la montée du nazisme en Europe.

L’antagoniste principal de ces nouveaux épisodes est Oswald Mosley (interprété avec ce qu’il faut de rigidité par Sam Claflin), figure historique du BUF (British Union of Fascists). Séduit par les talents oratoires de Tommy Shelby, qui siège désormais au Parlement britannique, il tente de s’en faire un allié.

Le pouvoir de Mosley s’illustre notamment par sa façon de vociférer face à la population (on reconnaît le style de discours popularisé par Hitler), conquise, et la manière dont il traite les femmes, qu’il monte littéralement comme des pouliches, se regardant, lui, longuement dans le miroir, dans toute sa puissance physique. Confer cette scène glaçante de l’épisode “The Loop”, où il exige de baiser la danseuse principale du ballet du Lac des cygnes.

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© BBC

Paradoxe oblige, ces scènes de sexe et ces face-à-face parfois front contre front avec Tommy transpirent le sous-texte crypto gay. D’homme gay, il est aussi question au début de la saison 5. Un journaliste un peu trop curieux des activités de Tommy va payer le prix fort de son orientation sexuelle, considérée comme un crime au début du XXe siècle. Dans une discussion menaçante, le leader du clan Shelby fait comprendre à son interlocuteur qu’il est au courant de son homosexualité, passible de prison (et pire) à cette époque. Plus tard, non content de l’avoir menacé, il commanditera son meurtre.

Sous le vernis de la modernité – le rock, des mecs qui assument une certaine sensibilité, la présence de femmes de tête –, Peaky Blinders tient un discours plutôt ambigu sur la question des masculinités. Et dans cette saison particulièrement, elle en explore plus que jamais les extrêmes.

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Les visages de Tommy Shelby

Constamment noyé dans un nuage de fumée, un verre de whisky à la main, le leader du clan Shelby souffre depuis le début de la série d’un syndrome non traité de stress post-traumatique, lié à son service pendant la Première Guerre mondiale. Il a possédé le grade de sergent-major et a été décoré pour bravoure.

On croise dans la série ses anciens compagnons d’armes : Danny Owen (qui se sacrifie en saison 1) et Freddie Thorne. Cette saison, Tommy fait évader d’un hôpital psychiatrique plus mal en point que lui, Barney Thompson, un ancien sniper avec qui il a également fait la guerre. Uniquement dans le but que son homme tire une balle dans la tête d’un de ses ennemis. “Pas besoin de médicaments, lui dit-il en lui passant la main sur les cheveux comme un papa qui sait ce qu’il faut à ses enfants, il te faut simplement une autre guerre.”

Le PTSD dont souffre Tommy apparaît à la fois comme une bénédiction et une malédiction. Ce trouble mental accentue ses tendances paranoïaques, en particulier cette saison, mais le fait qu’il ait été sergent-major et reste très obsédé par la guerre – la Première Guerre mondiale mais aussi celle qu’il mène contre des ennemis différents chaque saison – le rend plus à même dans la série de diriger tout le monde. Il gère ses démons tant bien que mal, traitant sa dépression par des narcotiques et un alcoolisme chronique.

Traumatisé par la violence, il en est aussi devenu l’esclave depuis qu’il a compris qu’elle le mènerait au sommet. Une soif de pouvoir (et non pas une soif de faire le bien, bien que les deux ne soient pas systématiquement opposées) et de continuer à faire la guerre, parce qu’en vérité il ne sait rien faire d’autre, qui le pousse à se confronter au leader fasciste, Oswald Mosley. “Je cherche un ennemi à ma hauteur”, lance-t-il dans le dernier épisode. Avant d’ajouter, plus tard : “Je l’ai peut-être trouvé.” Le mal(e) absolu, voilà ce qui fascine Tommy.

Le complexe de Dieu

Son rapport à l’autorité a évolué : il ne se contente plus d’être hors-la-loi, il est devenu la loi. Plusieurs fois au cours de cette cinquième saison, Tommy se compare à Dieu, expliquant qu’il n’en est pas “encore” un. Tandis qu’un autre homme, Alfie Solomons (Tom Hardy), renaît miraculeusement de ses cendres après s’être pris une balle dans la joue la saison dernière. Il va devenir L’Immortel. Les hommes dans Peaky Blinders sont un peu plus que des êtres humains : ils détiennent des pouvoirs magiques, et se persuadent d’être maudits. Ce qui justifie leurs comportements autodestructeurs.

Au final, Tommy a surtout peur de perdre ses privilèges, son aura. Il flippe à l’idée de partager son pouvoir ou de passer la main à l’ambitieux Michael, qui représente la nouvelle génération Shelby. Tel un Don Corleone en bout de course, il ne peut pas se résoudre à lâcher le pouvoir, alors que son propre frère, en perdition, le supplie, ou que lui-même résiste plusieurs fois à l’idée de se suicider. Son sentiment de toute-puissance est doublé d’un désir de mort, lié à son syndrome de stress post-traumatique mais aussi à un deuil impossible. En toute fin saison, il se trouve dans une impasse : il est prêt à se tuer, après avoir eu des visions répétées de sa femme, Grace, morte en saison 3.

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Le rapport des Shelby aux femmes est révélateur d’une saison très axée sur les masculinités toxiques : après une montée en puissance sur les quatre premières saisons, les personnages féminins se prennent un méchant backlash, qui va de pair avec la montée des idéologies totalitaires et conservatrices. Les voilà réduites à des symboles romantiques ou rédempteurs (Grace), à leur organe reproducteur (après avoir assisté à quelques rendez-vous avec son frère, Ada passe le reste de la saison chez elle, enceinte) ou à des objets sexuels. Même Polly Shelby (Helen McCrory) a peu de choses à se mettre sous la dent, tant et si bien que ce personnage flamboyant est réduit à l’état de fiancée à marier.

On pense aussi à la relation toxique qui unit Arthur Shelby et Linda. Il est “le mal/le mâle”, l’homme violent par nature. Comme si, dans son cas, le mal était une donnée biologique inscrite dans son ADN. Rassuré un temps par la douce Linda, en fait plus ambitieuse qu’elle n’y paraît, il ne contrôle plus ni ses accès de colère, ni de jalousie, prétextes à défigurer un homme qui a eu le malheur d’être une épaule amicale pour sa femme. Imaginez si celle-ci s’était présentée à lui dans un moment pareil.

Insistant lourdement sur le calvaire d’Arthur, toujours lui aussi à deux doigts de se suicider, la série a tendance à l’excuser et à “romantiser” cette relation abusive (il suffit d’observer le montage de la scène finale de l’épisode “The Loop”), qui, est-ce vraiment une surprise, finit plus mal pour Linda que pour Arthur. Cette dernière se fera tirer dessus par Polly (la famille avant la sororité donc). Elle réussit tout de même, un miracle, à être guérie et à s’échapper (pour combien de temps) des griffes de son mari.

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Ces hommes tourmentés, accros à l’alcool – qu’ils utilisent comme un antidépresseur –, à la violence et à l’illusion d’indestructibilité qu’ils en retirent font des petits. Chaque saison, ils enrôlent de nouveaux bébés Peaky Blinders, parfois contre leur gré. C’est le cas de Billy Grade, un ancien joueur de foot pro reconverti en chanteur, qui ne demande qu’à vivre de son art. Mais ses anciennes connexions sont trop précieuses pour que les frères Shelby le laissent tranquille. À coups de menaces, il cédera, la mort dans l’âme, et se met à trafiquer des matches avec Finn. Mais il se pourrait bien que le nouveau venu ait semé la pagaille, trahissant le clan en toute fin de saison, et se vengeant quelque part de cette destinée que les Peaky lui ont imposée.

Mais la caméra ne lâchant pas les semelles de Tommy, qui a pour but de tuer un fasciste, le·la spectateur·ice va évidemment être du côté des Peaky Blinders. C’est là toute l’ambiguïté de l’écriture de Steven Knight, qui dissèque méthodiquement les atours de la masculinité toxique, mais peut les rendre sexy à l’occasion. Le showrunner ne dépasse jamais la frontière qui rendrait ses protagonistes masculins détestables.

Par exemple, Tommy est taiseux, tourmenté, il fume et boit tout le temps. Qui n’aurait pas envie de le sauver de lui-même ? On ne le verra jamais lever la main sur une femme. Il en va à peu près de même pour le reste du gang Peaky Blinders. En surlignant les aspects les plus acceptés et romantiques de cette image d’épinal de “l’homme, le vrai”, la série s’assure que l’on sera toujours du côté de la tribu Shelby. D’autant que cette saison, on a affaire à plus dangereux en la personne d’un fasciste en pleine ascension. Pas de panique alors, les jeunes hommes pourront continuer longtemps à se rêver en gangsters badass, qui à l’occasion se transforment en sauveurs de l’humanité.

La saison 5 de Peaky Blinders est disponible sur Netflix, et sera diffusée les 24 et 31 octobre.