Arles 2019 : les dioramas poétiques de Randa Mirza explorent la mythologie arabe

Publié le par Aline Deschamps,

© Aline Deschamps

Le projet de l’artiste Randa Mirza déterre et révèle les mythes préislamiques. Une réappropriation politique d’un récit occulté.

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D’emblée, l’exposition “El-Zohra n’est pas née en un jour” de l’artiste Randa Mirza surprend. Ce ne sont pas des photographies qui accueillent le public arlésien sur les murs de la Commanderie Sainte-Luce, mais des dioramas – dispositifs de présentation en 3D.

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Au sein de la 50e édition des Rencontres photographiques d’Arles, ce support matériel fait exception. D’autre part, question temporalité, Randa Mirza ne capture pas : elle déterre. Il ne s’agit pas d’instantanéité dans son travail, mais plutôt de recherches étendues pour déceler et façonner les mythes de l’ère préislamique, thème central de son d’exposition.

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“L’année de l’éléphant”, Randa Mirza. (© Aline Deschamps)

À travers le diorama, l’artiste libanaise fait un clin d’œil aux prémices de la photographie et conte de manière judicieuse l’histoire de mythes arabes ensevelis. Une exposition qui permet de découvrir la mythologie autrement qu’à travers un prisme occidental, et qui participe à la réappropriation d’un héritage oublié.

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“Le diorama est une vitrine sur le monde, une photographie tridimensionnelle”

Pour son exposition, Randa Mirza renoue avec les origines de l’appareil photo. Si les premiers dioramas ont été construits par Daguerre (un des pères de la photographie), son utilisation est aussi une référence au Moyen-Orient où “il y avait des conteurs ambulants qui transportaient des machines de la même taille (appelées ‘Sandouk al Ferjeh’), avec des trous, et les gens regardaient avec une sorte de manivelle”. “Le fait de pouvoir raconter des histoires à travers des dispositifs m’a amenée à faire ce genre de structures”, explique-t-elle.

Mais ce qui a véritablement inspiré Randa Mirza dans la construction de ces installations semblables à des théâtres de poche est le sens étymologique du mot “diorama” – qui signifie en grec ancien “voir à travers”.

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“Dans mes anciens travaux j’ai beaucoup traité de la question de la profondeur, de l’image, de ce que l’image révèle et de ce qu’elle cache. Et pour moi, le diorama est une vitrine sur le monde, une photographie tridimensionnelle. Ce qui correspond à ce projet en particulier, puisque l’idée est de déterrer les mythes et de les mettre en lumière”, confie l’artiste.

“Al-Hâma”, Randa Mirza. (© Aline Deschamps)

Déterrer les mythes ensevelis de l’âge de l’ignorance

L’Islam est apparu au VIIe siècle après Jésus-Christ en Arabie, mais qu’y avait-il avant ? C’est à cette interrogation que répond “El-Zohra n’est pas née en un jour”. L’exposition lève le voile sur les croyances des communautés polythéistes de la péninsule arabique. Au fil des siècles, l’histoire islamique a veillé à effacer le souvenir de cette période plus ancienne qu’elle, en la dénigrant et en la qualifiant de “la Jahiliya” qui signifie “l’âge de l’ignorance et de l’obscurité”.

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Le terrain d’exploration de Randa Mirza se construit donc autour de ces croyances arabes qui ont sombré dans l’oubli, comme si l’Islam était apparu des sables d’un désert aussi bien géographique que spirituel. Déterrer les mythes ensevelis de l’âge de l’ignorance, c’est ironiquement apporter un savoir et donner un contexte culturel aux origines de l’Islam.

“Les Dieux de Noé”, Randa Mirza. (© Aline Deschamps)

Des ponts entre certains cultes païens et les pratiques monothéistes contemporaines

À sa manière, Randa Mirza reconstruit ce qui a été détruit par l’iconoclasme (la destruction délibérée de représentations pour des motifs religieux ou politiques). Les dioramas de l’artiste sont une représentation visuelle d’un trésor de croyances meurtries : “Il y avait des chrétiens, des juifs et des païens dans le monde arabe. Je n’avais aucun signe visuel de cette époque-là, car les traces ont disparu, ou bien elles n’ont pas été déterrées pour des raisons religieuses et politiques.”

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En restituant ces mythes, Randa Mirza érige des ponts entre certains cultes païens préislamiques, et les pratiques monothéistes contemporaines. Le mythe de Zohra par exemple, qui inspiré le titre de l’exposition, retrace l’histoire de deux anges envoyés sur Terre pour avoir fauté. Là, ils rencontrent Zohra et succombent à ses charmes. La jeune femme consent à se donner à eux s’ils lui apprennent les paroles secrètes pour permettre l’ascension au ciel.

Zohra est ainsi élevée vers les cieux, mais elle est transformée en planète et ne peut redescendre. “El-Zohra” signifie en arabe “la planète Vénus”, et dans le diorama, les deux anges sont les deux chiens à ses pieds – les chiens représentant, dans la tradition islamique, des anges déchus. L’artiste précise : “Ce mythe a la même structure que le mythe d’Adam – avec les anges qui se plaignent des humains à Dieu. On retrouve le thème du péché et de la punition. En fait, les religions monothéistes ont phagocyté et se sont réapproprié certains rites païens.”

“Al-Lât”, Randa Mirza. (© Aline Deschamps)

Et si la plupart des musulmans savent que la Kaaba (grande construction cubique située à La Mecque) existait déjà avant l’arrivée de Mahomet, peu d’entre eux comprennent qu’elle est bien un héritage païen. La Kaaba reste dans l’inconscient collectif un symbole musulman qui éclipse tout ce qui précède l’Islam.

Or, “la Kaaba a toujours été un lieu de culte, autour duquel les gens venaient faire le même pèlerinage, le ‘Hadj’, ils tournaient aussi en cercle, ils couraient entre les deux montagnes que je cite, ils jetaient des pierres sur une autre montagne. Ce parcours-là même, est un parcours préislamique”, explique Randa Mirza.

C’est cette première découverte sur les origines du Hadj qui a suscité chez l’artiste libanaise une curiosité et une recherche laborieuse de plus de trois ans sur les mythes préislamiques.

“Tous ces mythes existent sous forme de bribes parce qu’ils ont été persécutés. Pour faire mes recherches, j’ai dû plonger dans un tas de références, auprès de chercheurs qui travaillaient sur cette thématique, dans des textes littéraires, des poèmes, des fouilles archéologiques, la biographie du prophète, le Coran etc. Pour moi, cela me semblait primordial de donner une idée de qui sont ces dieux, d’autant plus que même dans les pays arabes ils ne sont pas connus.”

Les mythes arabes, un héritage culturel vacillant selon une volonté politique

C’est parce qu’il y a très peu de recherches sur les mythes préislamiques à l’heure actuelle, qu’il est crucial pour Randa Mirza de citer ses sources. Le long de l’exposition, chaque diorama est accompagné d’un cartel explicatif qui retrace le mythe, avec une image de la référence littéraire ou archéologique, et une sourate du Coran. Un procédé rigoureux qui prouve que ces cultes ne sont pas une invention contemporaine, mais qu’ils font bien partie d’un héritage culturel ancien occulté.

“Beaucoup d’Arabes qui s’intéressent à la mythologie se retrouvent décentrés. L’information est bien plus accessible sur la mythologie grecque, même mésopotamienne, que sur la mythologie préislamique. Alors même qu’il y a encore des restes des statues sabéennes etc. Mais ça ne fait pas partie de la culture classique. En parallèle dans le monde arabe, il y a aussi une volonté politique de ne pas déterrer beaucoup de sites archéologiques.”

Randa Mirza aux Rencontres photographiques d’Arles. (© Aline Deschamps)

Les mythes païens arabes, et les œuvres préislamiques plus globalement, sont un héritage culturel vacillant selon une volonté politique. Beaucoup de vestiges archéologiques ont longtemps été endormis, notamment en Arabie Saoudite où les trésors de la période préislamique ont été complètement négligés jusqu’à récemment. Il semblerait que le royaume soit en train de tourner la page, comme l’illustre le projet d’ouverture du site archéologique d’Al-Ula, afin de valoriser le patrimoine préislamique et le tourisme dans le pays.

En revanche, d’autres forces politiques extrémistes visant à la destruction de l’héritage païen existent. Il n’y a pas si longtemps, l’État islamique anéantissait des trésors archéologiques inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco : le temple païen de Baalshamin à Palmyre (Syrie), la cité antique d’Hatra (Irak), et le musée de Mossoul ne sont que quelques exemples de ces saccages. Chaque fois, les statues païennes ont été détruites de manière proactive, car elles relevaient de l’idolâtrie selon la doctrine salafiste.

Dans ce contexte d’occultation, de réappropriation et de destruction des idoles païennes, “El-Zohra n’est pas née en un jour” se dresse comme une vraie force de proposition artistique et politique.

Casser les codes, en toute poésie

En filigrane, il y a quelque chose de très subversif qui se devine au sein de cette exposition. À la fois dans l’essence même du projet, qui, en redonnant vie aux cultes effacés par l’Islam, remet en question le récit dominant, mais aussi dans la présentation spécifique de certains dioramas.

Randa Mirza, “Vénus et les anges Harut et Marut”, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Tanit.

On peut penser ici à la pièce de Vénus, qui peut déranger par la présence d’une femme nue, et de manière plus imperceptible, à l’installation de la statuette blanche : Allat. Randa Mirza s’explique : “Peu d’Occidentaux peuvent comprendre que cette pièce peut créer la polémique, mais ‘Allat’ est une déesse préislamique, qui est littéralement le féminin de ‘Allah’. Donc c’est comme si tu es en train de créer le Dieu qui a été détruit.”

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si la présence féminine est palpable au fil des installations oniriques. Dans une vision féministe, l’artiste rappelle la place cruciale de la figure féminine dans l’origine des religions et dans les cultes arabes. Le diorama est une porte d’entrée subtile, par laquelle Randa Mirza casse les codes en toute poésie.

“Je pense que cet élément de beauté dans les pièces fait que les gens dépassent ce qui les choque. Même des gens pratiquant la religion musulmane appartenant à la classe populaire, et non pas un public de galerie, trouvaient ça beau à un certain moment. Ce n’est pas provocateur, dans le sens de faire de la provocation gratuite. Donc si tu n’es pas complètement fermé d’esprit, tu arrives à dépasser les dogmes. Ça intéresse aussi les musulmans de voir ces mythes-là représentés.”

La nécessité de se réapproprier une narration

L’œuvre de Randa Mirza s’inscrit dans une volonté plus large d’artistes internationaux, comprenant ceux du Moyen-Orient, de se réapproprier une narration. Cela va au-delà des mythes, il y a une volonté de créer un discours, une image, une autoreprésentation qui leur est propre. Une urgence de sortir de l’ethnocentrisme et du stéréotype : “Le vainqueur est l’Histoire. Au lieu de venir pointer le doigt sur l’Occident, moi je pointe le doigt sur comment chaque culture, par elle-même, détruit ses propres traces, réécrit l’histoire, et raconte une ontologie. Ce qui m’intéresse, c’est de parler de ma culture, et de laisser chaque personne raconter la sienne.”

De prime abord, le travail de Randa Mirza peut paraître hermétique, par sa complexité, son historicité et son niveau de recherches. Mais en créant un ensemble ludique et esthétique, elle a su le rendre accessible à un public non averti tel qu’à Arles. Son souhait pour le projet ? Qu’il voyage le plus possible afin d’éclairer ces récits oubliés et ces systèmes de domination. Randa Mirza interroge en souriant : “Mais ça reste encore une grande question : comment je vais pouvoir exposer ça dans le monde arabe ?”

On ne doute pas qu’à travers la poésie de ses œuvres, l’artiste touchera le public du Moyen-Orient, et au-delà de ses frontières. “El-Zohra n’est pas née en un jour” est une invitation universelle à en finir avec l’âge de l’ignorance.