Comment Enora a tué le journalisme musical

Publié le par Konbini Staff,

A voir aussi sur Konbini

Swann est journaliste musical depuis près de cinq ans. Contributrice pour le blog RocknFool, elle s’insurge contre l’interview malaise qu’Enora a effectuée auprès de Pharrell Williams. 
Comme moi, vous avez vu cette vidéo. Vous savez, celle d’Enora Malagré interviewant Pharrell Williams. Non, Enora n’est pas une journaliste. Elle est animatrice, elle est chroniqueuse. Elle est aussi comédienne. Apparemment, c’est une fille plutôt attachante dans la vraie vie. Une bonne amie selon les dires de son entourage. Peut-être, mais ce n’est pas son personnage privé qui m’intéresse. C’est son personnage public.
Enora Malagré, animatrice et chroniqueuse. Bref, elle n’est pas journaliste musical. Mais c’est elle qui a le micro et qui pose les questions au chanteur de “Happy”, au mec qui a collaboré avec les Daft Punk. Virgin Radio en a décidé ainsi. Soit. Pourquoi pas, c’est l’une des stars de la radio. On peut comprendre.
L’interview commence par un :

Publicité

Il se passe un truc de ouf sur Virgin Radio. On est dans une chambre d’hôtel très moelleuse (sic) avec Elsa la traductrice… wesh ma soeur… et Bakouné…wesh.

Publicité

[iframe width=”807″ height=”454″ src=”//www.youtube.com/embed/kf3fpCLQmlY” frameborder=”0″ allowfullscreen ]
High Five. High Five. Wesh ? “Wesh ma soeur” ? Même ma petite sœur ne dit plus “wesh” quand elle parle avec ses copines. Pourtant la cité, les collèges ZEP, tout ça, nous on connait bien. Mais non. “Wesh”, on ne le dit plus depuis qu’on a 14 ans. Mais ok, le pseudo langage gangsta de la cité, c’est son truc à Enora.
C’est ce qu’elle a trouvé de mieux pour se démarquer des autres animatrices blondes aux yeux bleus de la télévision. Soit. Acceptons. De toute manière, à la télé, j’ai l’impression qu’aujourd’hui tout le monde parle le langage de la cité, ou en tout cas essaye.

Gêne et amateurisme

Enora passe son temps à dégommer dans la superbe émission (hum) qu’est Touche pas à mon poste, de D8, la nouvelle grande chaîne de la télé française, les pseudos bimbos écervelées de la télé-réalité. Les aguicheuses, les grandes gueules, les animatrices de NRJ12, même les animateurs d’ailleurs, elle leur taille des costards à chaque fois et les rhabille pour les dix hivers à venir. Là aussi, c’est comme ça qu’elle s’est construit sa réputation de machine à démolir.
Mais, peut-on m’expliquer en quoi l’attitude d’Enora Malagré diffère des bimbos de NRJ12 ? Devant un Pharrell Williams gêné mais qui reste pro (il en faut au moins un dans cette mer d’amateurisme), Enora joue l’allumeuse. Allongée sur le canapé. Oui allongée. Mode prédatrice. Œillade, position sexy, et que je fais remonter le micro sur ma jambe, et que je balance mes cheveux en arrière et que j’adopte une voix grave et profonde qui prend d’ailleurs Pharrell au dépourvu.
Un peu plus et je me demandais si elle n’allait pas lui grimper sur les genoux, à Pharrell. Une groupie adolescente prête à tout pour choper son idole. Une fan de One Direction aurait agi de la même manière devant l’un des membres du groupe. Les cris en plus. Et si on se demande pourquoi elle fait ça, c’est parce que c’est une “bad girl”.
Avec tout ce festival, on en oublierait presque qu’il y avait une interview. Et quelle interview. De l’importance de préparer les questions avant de s’exposer devant la caméra. Devant l’artiste. Ne serait-ce que par respect pour la personne que l’on a en face de soi.
En voici quelques unes :

Publicité

“Comment tu fais pour faire une musique aussi exigeante qui devienne à ce point populaire ?” ; “T’es à la mode, tu as peur de te démoder ?” ; “Tu fais tout, auteur, compositeur… à quand les boucheries ?”.

On ne comprend pas non plus pourquoi elle fait écouter Juvet à Williams. Peut-être qu’on donnera du M Pokora à Timberlake en lui disant : “t’as vu, gros, c’est ton sosie de ouf”. Malaise. Malaise. Malaise. On ne parlera pas du cadreur qui se fend d’un : “Mes potes vont jamais le croire” (Allo mec derrière la caméra, on n’est pas censé t’entendre. Même dans les vidéos de blog sans moyens et pour le coup véritablement amateur, on le sait).
On ne parlera pas non plus de Stéphane Bak, qui lui aussi a joué la groupie de seconde zone, tu sais, la copine timide qui ose pas trop offrir son cadeau à la fin du concert. Tremblant, il donne son chapeau à Pharrell. Mais limite, ça c’était touchant…

Une interview qui n’en était pas une

Enora, elle n’était pas touchante. Elle était d’une vulgarité sans précédents. J’étais gênée du début jusqu’à la fin. Et puis, j’ai eu mal aussi, un peu. Alors quoi, c’est ça le journalisme musical en France ? Celui qu’on veut montrer au grand public ? C’est ça être journaliste musical, sérieusement ? C’est adopter une attitude putassière ? C’est confier un métier à des personnes qui ne le sont pas ?
Oui, parce qu’on a beau taper sur les journalistes musicaux, les traiter de tous les noms d’oiseaux, dire qu’ils sont des gros branleurs, des alcoolos, en vrai, journaliste c’est un métier. C’est du travail en amont, c’est de la retenue pendant, c’est encore du travail derrière. On peut être groupie, on l’est tous un peu (d’ailleurs c’est parce qu’on est un peu fan de quelqu’un qu’on s’est lancé dans le journalisme musical), mais pas vulgaire et rentre-dedans.
Qu’on ne me dise pas que c’est une interview ratée. Que ça arrive à tous, même aux meilleurs. Oui, évidemment, on a tous déjà loupé un entretien. Mais là, c’est tout sauf raté. Je crois même que c’était hyper volontaire. Pour faire le buzz et évidemment, il est réussi. Mais pas pour les bonnes raisons.

Publicité

De l’art d’être une femme dans le milieu de la musique

En voyant cet entretien, j’ai eu juste un profond sentiment de désespoir. Tout ça m’attriste plus qu’il ne me révolte. Quoique. Les deux sans doute. En tant que femme dans un milieu très masculin, c’est compliqué de se faire une place. C’est compliqué d’expliquer que non, on n’est pas journaliste pour coucher avec la première star qui passe par là. C’est compliqué de montrer qu’on peut y arriver sans jouer de ses charmes.
Je commence tout juste. Je n’ai que cinq ans d’expérience dans le milieu du journalisme musical et toutes les semaines je reçois des commentaires de mecs qui me disent que je ne suis qu’une groupie intéressée par les rockstars. Ça fait super mal. C’est fatiguant. C’est désespérant. Et puis, je me dis finalement, pourquoi essayer de balayer tous les clichés sur les femmes dans la musique (ou dans le divertissement d’ailleurs) quand on voit qu’en huit minutes, Enora les enfile les uns après les autres.
Voilà. Elle est là l’image que tous retiendront : une femme journaliste de musique, ou l’animatrice, c’est juste une aguicheuse écervelée qui ne sait pas poser des questions pertinentes. Peut-être que c’est ça.
Et, peut-être que pour y arriver, il faut jouer les chaudes de service. Parler gangsta. Ne pas essayer de se démarquer par son travail mais juste en essayant de faire parler de soi. A tout prix. De n’importe quelle manière.
Dans ce cas, je préfère rendre ma carte de presse. Je ne veux pas percer. Je ne veux pas tenter de travailler pour un gros média qui ose valider ce genre d’interview et accepte de faire passer la femme intervieweuse pour une grosse conne et une amatrice. Finalement, je préférerais rester une blogueuse parmi tant d’autres. Et garder mon intégrité. Ça me conviendrait parfaitement.
Article écrit par Sabine Swann.