Rencontre : Ezra Collective, le cool de la nouvelle vague jazz underground de Londres

Publié le par Chayma Mehenna,

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Femi Koleoso d’Ezra Collective au Cabaret Sauvage, le 7 septembre 2018. (© Chayma Mehenna/Konbini)

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Gilles Peterson les a inclus dans sa compilation We out There, réunissant le meilleur de l’underground jazz londonien, leur album Juan Pablo : The Philosopher a gagné le titre d’album jazz de l’année au Worldwide Awards 2018 et Boiler Room les a nommés pionniers de la nouvelle vague jazz du Royaume-Uni.

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Des pogos à un concert de jazz ? Personne n’y croirait. Pourtant, c’est bien le type de scènes qui s’offrent à ceux qui fréquentent les soirées Steam Down et le Jazz Cafe à Londres, deux véritables plaques tournantes d’une nouvelle scène florissante. Si pour la plupart jazz rime avec courant culturel désuet, l’évolution de celui-ci ces dernières années a entraîné sa démocratisation.

Le genre s’acoquine en se rapprochant de la funk, avec une intention expansive qui flirte presque avec le punk. Porté par de jeunes intrépides, le jazz s’accompagne de nouveau de la sueur du public. Parmi eux, le pianiste Joe Armon-Jones, le saxophoniste James Mollison, le trompettiste Dylan Jones, le bassiste TJ Koleoso et son frère batteur Femi Koleoso, qui forment Ezra Collective.

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Ensemble, ils représentent la diversité, tablent sur l’expérimentation, arborent une confiance déconcertante et un look streetwear. Leur jazz se pare d’accents caribéens, d’afrobeat, de dub, de jungle et de grime. Nous avons rencontré le batteur, cerveau du groupe, qui joue aussi pour Jorja Smith, afin de discuter de son projet de rajeunir le jazz.

Konbini | Que veut dire Ezra Collective ?

Femi Koleoso | Ezra est un prophète de la Bible. Dans l’Ancien Testament, il est mentionné qu’Ezra a étudié les prophètes qui ont existé avant lui et a utilisé leurs connaissances pour avancer. C’est de cette manière qu’on étudie la musique. On apprend ce qui s’est fait il y a des siècles pour créer quelque chose de neuf. Ça passe de Fela Kuti à Freddie Hubbard, Skepta ou SZA… On intègre des références. “Collective” parce que c’est un processus qui se fait à plusieurs.

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Comment es-tu tombé dans le jazz ?

J’ai grandi en jouant de la batterie à l’église, j’associais la musique à ça. Au lycée, mon professeur était un batteur de formation jazz. Il m’a montré de nombreuses manières de jouer et m’a fait écouter beaucoup de musique.

J’ai intégré le club des Tomorrow’s Warriors [une association proposant des cours de jazz aux jeunes qui ne peuvent pas se les payer, ndlr], qui m’a permis de découvrir cette musique en concert. C’est à ce moment-là que j’ai eu le coup de foudre. Je me suis rendu compte que ces musiciens que je voyais sur scène pour la première fois inspiraient mes musiciens préférés.

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Que peux-tu me dire de la scène jazz de Londres ?

Ça fait un moment qu’on vit une certaine effervescence, mais l’intérêt médiatique est assez récent. C’est du jazz mais fortement influencé par un son londonien qui mélange l’afrobeat, le reggae, la house, la grime… Ce cocktail de genres rend le jazz de Londres différent du reste du jazz. On en fait partie avec Moses Boyd, Shabaka Hutchings, Nubya Garcia et plein d’autres.

Pourquoi jouer du jazz aujourd’hui ?

C’est de plus en plus difficile de m’exprimer parce que mon pays est géré par des hommes politiques qui ne me représentent pas, qui ne respectent pas mes opinions et ne comprennent pas la manière dont j’ai été élevé. Ils représentent la bourgeoisie et une éducation de fortunés… Savoir que ces gens-là prennent des décisions et parlent en mon nom m’oblige à m’exprimer autrement.

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Et c’est à travers le jazz que je le fais. Je peux être entièrement moi-même. Cette musique est un héritage et une histoire riche à étudier, c’est devoir travailler avec d’autres personnes et les comprendre, être altruiste mais savoir quand il est temps de briller, rester positif et présenter la meilleure version de moi-même chaque jour.

Tu dirais que le jazz est un bon moyen de véhiculer des revendications sociales ?

Absolument. Le jazz rassemble les gens. J’irai même plus loin : la bonne musique rassemble les gens. Quand je suis sur scène et que je joue un solo de batterie, les spectateurs ne pensent pas aux différences qui les séparent des personnes à leurs côtés. Ils sont captivés par un même moment. Lorsque la musique est mise sur un piédestal, ses amateurs réalisent ce qu’ils ont en commun.

Parfois, lorsque tu rencontres quelqu’un, la seule chose que tu as en commun avec cette personne, c’est la musique que vous écoutez. Et c’est plus qu’assez. Lorsque je joue devant un tas de vieux blancs qui n’ont jamais rencontré un jeune noir comme moi, ça brise toutes les barrières. On partage ce moment. La musique permet de se tourner vers les autres, de penser à l’ensemble de la société.

Ezra Collective au Cabaret Sauvage, le 7 septembre 2018. (© Chayma Mehenna/Konbini)

Les jeunes s’identifient-ils au jazz ?

Pas encore, mais ça change. La seule raison pour laquelle les jeunes ne s’identifient pas à ce style c’est parce qu’ils n’y sont pas assez exposés. Lorsqu’ils allument la télévision, ce n’est pas une chanson de jazz qui passe, ou du moins pas de jazz que je joue. Ce genre est catalogué comme un art élitiste joué par des hommes en costards-cravates dans des clubs chics où le prix du cocktail est inabordable.

Pourtant, pour moi, c’est une musique sur laquelle tu danses, tu sues et tu t’exprimes. Je sens que ça change parce qu’il y a un an encore nous n’étions programmés que par des festivals de jazz. Cet été, ça a changé : on a joué à l’Outlook Festival à Fort Punta Christo, au Dimensions Festival en Croatie, au Field Day à Londres…

On parle de nous dans le New York Times et dans i-D, on a même joué une session Boiler Room. Ce n’est plus qu’une histoire de temps avant qu’on ne parle de nous à la BBC et à la télé. Lorsque les gens vivent l’expérience du live, ils accrochent, on le sent. Ce n’est plus qu’une histoire de persévérance. Donne-moi encore deux ans. Les jeunes vont y venir, c’est une garantie.

Tu penses que le jazz a une chance de prospérer parmi les genres qui ont accaparé les jeunes comme la techno ou le rap ?

Le jazz offre des choses que la techno, la grime et le rap ne peuvent offrir. Chaque musique a sa spécificité et apporte quelque chose de différent. Les jeunes aiment la diversité, ils ne se rendent juste pas compte qu’ils aiment le jazz parce qu’ils n’y ont pas encore goûté. C’est à nous d’accepter le maximum de concerts et de sortir de notre zone de confort pour toucher le plus de monde possible.

Quand tu dis que le jazz a quelque chose que les autres musiques n’ont pas, tu penses à quoi ?

Il a une histoire riche que le rap n’a pas par exemple. Le rap a sa propre histoire, pleine d’âme, mais le jazz est un art qui existe depuis le début des années 1900. On parle d’un héritage qui a commencé par les Noirs de la classe ouvrière, y compris des femmes. C’est un art qui incluait une certaine diversité dès ses débuts, qui a traversé le mouvement des droits civiques, qui a été marqué par le racisme et a pourtant réussi à se développer en Scandinavie et partout en Europe.

C’est une musique qui s’est adaptée, a su se mélanger à tellement d’autres styles musicaux. La techno a quelque chose que le jazz n’a pas, c’est vrai : on peut jouer de la techno 7 heures d’affilée sans que personne ne s’ennuie jamais. Mais ce dernier a un rôle non négligeable et qui est louable : être une trace historique, une musique qui sensibilise à l’histoire afro-américaine. Pour moi, le hip-hop est né du jazz, la grime est un sous-genre du hip-hop, pareil pour la house. Le jazz relie tous ces mouvements.

Comment fait-on pour s’approprier un héritage si riche lorsqu’on est si jeune ? Avez-vous déjà eu des moments de doute lors de votre processus créatif ?

Ça dépend de la manière dont tu digères ce qu’il y a eu avant toi. Tu peux être intimidé ou nourri. Je peux voir Art Blakey comme un Dieu inaccessible, comme ce génie que je n’atteindrai jamais ou bien choisir de le voir comme quelqu’un qui n’a pas mon avantage : celui d’avoir entendu Robert Glasper ou encore J Dilla.

Aussi, Art Blakey n’a jamais pu avoir accès à Spotify. J’ai eu cette chance parce que je suis né en 1994. Philly Joe Jones était incroyable mais il n’a jamais entendu ce qu’il s’est passé dans les années 1990, il ne connaît pas Beyoncé. Moi, si. Je peux écouter n’importe quelle chanson, et en deux secondes je peux écouter ce qu’il se passe à Cuba, en Inde, etc.

C’est l’avantage de ma génération. Qui sait ? Dans des siècles peut-être que les avions seront si rapides que les gens qui habitent Londres iront en concert au Nigeria le soir même. Ce sera leur avantage.

Quel est le rôle de ta génération de musiciens jazz ?

Notre rôle est de garder l’héritage en vie, d’innover mais surtout d’être nous-mêmes et de réagir à ce qu’il se passe maintenant. Je me dois de réagir au Brexit, aux abus policiers aux États-Unis, à ce qu’il se passe au Moyen-Orient entre Israël et la Palestine, à ce que c’est que d’être issu de la classe ouvrière à Londres, ce que c’est que d’être pauvre au Nigeria – le pays d’origine de mes parents… C’est mon devoir.

Je dois me concentrer sur ce qu’il se passe maintenant. Ce sera le témoignage que je pourrai apporter aux générations suivantes. Si je veux en apprendre plus sur ce qu’il s’est passé dans les années 1960, la musique est là pour en témoigner. Je peux écouter A Love Supreme de John Coltrane ou ce qu’a joué Gil Scott-Heron. On essaie de faire partie des musiciens qui font la même chose aujourd’hui.

Les membres d’IDLES réagissent à des problématiques actuelles en passant surtout par les paroles. Toi, tu n’as pas de paroles. Tu penses qu’on comprend le message que tu veux véhiculer ?

Quand j’écoute du Miles Davis, il n’y a pas de paroles et pourtant “Kind of Blue” transmet ce qui l’obsédait à l’époque. Peut-être qu’il y a juste plus d’espace pour l’interprétation, ce qui est une bonne chose car ça veut dire que ça aura une importance et une signification un peu différente pour chacun. Je ne pense pas qu’il y ait besoin de paroles : j’ai écouté de l’afrobeat français sans rien y comprendre, mais j’ai tout de même été touché.

Si on ne pouvait vraiment transmettre de message que par les paroles, il y aurait une infinité de musiques que nous ne pourrions pas écouter. Je monte sur scène confiant, où que je sois dans le monde. J’ignore combien de personnes dans la salle comprendront ce que je dis, mais je sais que le type de langage utilisé ne doit pas être une frontière au message et à l’intention.

Comment se passe l’écriture de vos chansons ?

Lorsque je conduis ou que je vais faire les courses, j’ai une chanson qui se forme et se coince dans mon esprit. Je fredonne la ligne de basse, chantonne les cuivres et beatboxe la batterie. J’enregistre tout ça sur mon téléphone. Après on se retrouve et on travaille tous ensemble. On apporte chacun notre pierre à l’édifice. Je ne peux pas écrire sur une partition.

On a beau avoir étudié le jazz, on ne sait pas vraiment lire la musique. Notre processus est vraiment de se chanter ce qu’on a trouvé. On joue toujours sur scène ce qu’on a en stock, même quand ce n’est pas parfait. On change pas mal de choses tous les soirs. On se loupe souvent d’ailleurs. Mais généralement, au bout de la septième ou huitième fois, on trouve la bonne formule et on l’enregistre.

Nos chansons continuent d’évoluer même après l’enregistrement. La plus vieille de mes chansons, “Pure Shade”, date de quand j’avais 15 ans. La version que vous connaissez aujourd’hui n’a rien à voir avec les débuts. On ne l’a enregistrée que l’année dernière. L’improvisation fait vraiment partie de notre processus d’écriture. Ce soir on va jouer quatre nouvelles chansons. Elles vont toutes être mauvaises [rires]. Si vous m’entendez faire un long solo de batterie, c’est que j’ai oublié ce que je suis censé jouer.

L’inspiration t’apparaît dans des moments plutôt banals, c’est ça ?

Oui… J’aurais aimé que ce soit un processus plus élaboré. On s’imagine que je vais me balader dans les montagnes ou à la mer et que je ferme les yeux avant que les chansons ne m’envahissent, mais non, ça m’arrive n’importe où. Généralement, je prétexte devoir aller aux toilettes pour enregistrer ça sur mon téléphone en deux minutes. Pour Juan Pablo : The Philosopher, ça s’est passé comme ça.

Que doit être le futur du jazz pour toi ?

Que les vieux comme les jeunes reconnaissent ce genre pour sa positivité et son énergie. On jouera dans des salles à la capacité de 15 000 personnes que ce soit en France, à Rio De Janeiro, à Londres ou à Tokyo et les gens crieront, danseront, sueront, se retrouveront dans cette musique. L’étiquette élitiste disparaîtra. L’inaccessibilité ne sera plus qu’un lointain souvenir.

Tant qu’on reste humbles et concentrés et qu’on reste nous-mêmes, c’est ce qui arrivera. Le jour où l’on voudra sonner américain pour gagner plus d’argent et avoir plus d’écoutes sur Spotify, ça signera la mort de ce rêve.

Beaucoup de monde danse à vos concerts ?

Yeah, man. Les gens ont déjà dû pousser les tables et les chaises pour pouvoir danser comme des dingues. J’espère que ce sera la même chose à chacun de nos concerts.

Un grand merci à Nicolas Coste pour son aide.

Le pianiste du groupe Joe Armon-Jones sera en concert au New Morning à Paris le 6 décembre.