Rap et classe moyenne, le hip-hop à l’âge de raison

Publié le par François Oulac,

La superstar Drake ne ferait pas de mal à une mouche. (Crédits image : GQ)

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Que représente cette tendance pour une musique communément assimilée à l’expérience de la rue et des classes populaires ? Une évolution naturelle inhérente à tous les courants musicaux majeurs.

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L’effet Kanye West

Pour comprendre le phénomène, il faut partir d’un constat simple : le rap n’est pas exactement en train de se diversifier. L’idée reçue selon laquelle le gangsta rap est un courant majoritaire vient d’une surreprésentation du genre dans l’industrie. Par opposition, les artistes moins “street crédibles” comme A Tribe Called Quest ou De La Soul ont souvent été étiquetés “alternatifs” et tenus loin des sommets des charts.
Le rap “non-ghetto”, “classe moyenne”, “alternatif” n’est donc pas vraiment en train d’exploser, mais plutôt de gagner en visibilité. Selon Franck Freitas, spécialiste de la marchandisation du hip-hop, cette tendance est née en 2004, avec le succès du premier album de Kanye West :

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Kanye West a assumé College Dropout comme étant non-ghetto. Avant 2004, si tu débarquais sans ces stéréotypes, c’était très difficile pour toi d’être signé. Mais quand Damon Dash [l’ancien associé de Jay-Z] a vu Kanye, il a eu l’idée de le vendre comme une sorte de Fred Astaire du rap. College Dropout a fait comprendre aux maisons de disque qu’on peut vendre des albums en montrant une autre facette de l’expérience noire américaine.

Le rap à papa

Mais si le hip-hop se détend, c’est aussi et surtout parce qu’il mûrit. Joey Starr joue au cinéma dans des films dramatiques. Oxmo Puccino collabore avec Olivia Ruiz. Les ados en jogging Tacchini d’hier sont les jeunes parents d’aujourd’hui. Le rap a quitté son statut de contre-culture pour s’installer chez monsieur Tout-le-monde.
Dans son ouvrage Les publics du rap (2010, l’Harmattan), la sociologue Stéphanie Molinero analyse cette normalisation. Elle se base sur son enquête de terrain et sur les chiffres du ministère de la Culture pour dresser ce bilan :

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Le rap n’est plus une musique uniquement urbaine. En comparant les chiffres de 1997 et de 2008, on voit que la progression du rap chez les cadres est beaucoup plus faible que chez les professions intermédiaires et les ouvriers. Il n’y avait quasiment pas d’auditeurs de plus de 45 ans en 97, alors qu’il y en a en 2008. On a également une progression énorme chez les femmes, et même une augmentation de 0 à 9% chez les agriculteurs. Il y a donc bien un processus de popularisation, de massification du rap.

Pour la chercheuse, la loupe Internet a mis en lumière et a accéléré l’épanouissement des autres genres de rap :

Dans les années 1990, la variété n’était pas évidente à voir. C’était un genre musical qui se cherchait, il y avait plus d’homogénéité, peut-être moins d’artistes. Aujourd’hui, les rappeurs s’inscrivent plus facilement dans telle ou telle tendance de rap. Il y a un marquage plus fort entre les différents sous-genres, le processus est plus visible.

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Fred Musa, qui anime l’émission Planète Rap sur Skyrock, première radio hip-hop de France confirme ce constat. Il compare l’évolution du rap à celle qu’a connue le rock:

Peut-être qu’à une époque, on cherchait plus une crédibilité, un vécu street. Aujourd’hui, peu importe tes origines ou le coin où tu habites, si tu es très bon et que tu as des choses à raconter, tu as toutes les chances d’exploser. Comme pour chaque musique, il y a des cycles, des périodes excitantes et d’autres périodes moins créatives.

“On n’avait pas trop de modèles”

“Fuck la street cred, tu peux pas test Aurélien et Guillaume”, rappait Aurélien Cotentin, alias Orelsan, en 2009. C’est grâce à YouTube, en 2007, que le Normand de 31 ans a mis les pieds dans le game, avec des clips comme “Saint-Valentin” ou “Le Changement”, vite devenus viraux. Le duo Casseurs Flowters, qu’il forme avec son acolyte Gringe, est le parangon d’un rap geeko-comique mais exigeant. Il raconte leurs débuts dans les années 2000 :

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On écoutait beaucoup de rap français. On n’avait pas trop de modèles, de repères pour ce qu’on racontait. Parfois, dans mes premiers textes, j’utilisais des mots qui ne me ressemblaient pas juste pour les faire rimer. Quand je suis arrivé avec un lapin dans mes premiers clips diffusés, il y avait des gens qui n’aimaient pas, qui se disaient “C’est qui ce bouffon ?”.

Gringe prolonge :

C’est vrai qu’à l’époque, il y avait peu de mecs blancs issus de la classe moyenne qui rappaient leur mode de vie. On était marginaux, on était dans une case qui n’existait pas. On a commencé à se professionnaliser dans un collectif avec des mecs de quartiers. Il y avait cette idée de s’entourer de mecs de la rue pour pouvoir être légitimes aux yeux des gens. Comme dans un cheval de Troie.

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Avec Internet ça s’est décomplexé, en trois mois tu te fais une culture rap solide. T’as des mecs qui ont la vingtaine et qui ont pu faire l’amalgame de tout ce qui se fait de mieux.

Est-ce qu’on peut dire pour autant qu’on assiste au crépuscule du rap de rue ? Sûrement pas. Les plus gros vendeurs restent Rick Ross ou Lil Wayne, aux States, ou Booba, en France. Et le courant hood est lui aussi en plein forme. Pour Orelsan, le mainstream se dirige plutôt vers une mixité bienvenue :

Internet et l’ouverture du rap, ça donne des trucs genre Kendrick Lamar, je trouve ça mortel. Mais il forme quand même un crew avec Schoolboy Q et Jay Rock [anciens membres de gangs, nldr]… Et ASAP Mob par exemple, c’est pas des gars de Caen !

Plus qu’une mode passagère,  le rap de la classe moyenne est donc un signe du temps. On dit souvent que le hip-hop est une musique jeune. Il est maintenant dans la force de l’âge.
À lire : Interview : pour une autre histoire du rap français