Pour la distributrice Sophie Dulac, “la guerre des salles ne fait que commencer”

Publié le par Manon Marcillat,

Malgré la crise, la fondatrice du Champs-Élysées Film Festival voit de nombreuses opportunités pour l'industrie du cinéma.

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En 2012, pour défendre et promouvoir le cinéma indépendant français et américain, Sophie Dulac fonde le Champs-Élysées Film Festival. Chaque année, en juin, une cinquantaine de films sont projetés dans des salles de l’Ouest parisien comme le Balzac, le Gaumont Champs-Élysées, le Lincoln, le Publicis Cinémas et l’UGC George-V.

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Mais aujourd’hui, face à la crise sanitaire et l’interdiction des rassemblements, le Champs-Élysées Film Festival a annoncé l’annulation de sa 9e édition sous sa forme habituelle pour migrer en ligne. Nous avons donc souhaité interviewer sa fondatrice afin de comprendre les enjeux d’un festival de cinéma entièrement en ligne, déjà annoncé par certains et envisagé par d’autres.

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Mais Sophie Dulac est également la fondatrice de Sophie Dulac Distribution et, depuis 2001, elle est la présidente du circuit de salles de cinéma Les Écrans de Paris. Une personnalité bien placée pour nous parler du futur du cinéma, entre la crainte pour les salles de cinéma et une opportunité à saisir pour les distributeurs indépendants dans un secteur à réinventer.

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Sophie Dulac | On s’est d’abord demandé si on devait maintenir le Champs-Élysées Film Festival cette année, mais comme on avait déjà beaucoup travaillé sur cette neuvième édition, le online s’est finalement imposé très rapidement. J’aurais adoré faire un drive-in parisien, sur le Champs-de-Mars par exemple, mais ça aurait été malheureusement très coûteux.

On voulait que ces films, qui sont très peu vus par le public français, soient montrés. On ne sera bien entendu pas le seul festival à passer en ligne, mais les gens ont pris l’habitude, heureusement ou malheureusement, je ne sais pas, d’aller sur les plateformes pendant ce confinement. Ça sera une édition plus édulcorée qu’un festival classique, mais on y montrera la totalité de notre sélection.

Donc tout le festival, même le “off”, passe en ligne ?

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Oui. On est en négociations pour organiser des masterclasses américaines digitales d’une trentaine de minutes et les showcases musicaux seront également transposés en ligne. En fait, tout le monde a suivi avec enthousiasme. Les internautes ont également très bien réagi sur la page du festival.

La plateforme sera disponible dans toute la France et sera entièrement gratuite, ce qui devrait permettre aux non-Parisiens de découvrir le festival et peut-être de venir assister à la dixième édition, physique on l’espère, l’an prochain.

Vous n’envisagez pas de montrer les films, lauréats ou non, plus tard, sur un écran de cinéma ?

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Si, peut-être. Mais pour nous, comme pour les autres, c’est une grande première. On pourrait effectivement envisager de faire une sélection du vote du public et de projeter les films plus tard, physiquement. Il faut s’adapter à notre temps et rien nous empêchera l’année prochaine de proposer une rétrospective en ligne la semaine après le festival par exemple. Le digital est devenu quasi incontournable, il va falloir donc falloir qu’on compose avec et c’est très bien.

Cannes envisage un marché du film virtuel. Comment ça va se passer pour les professionnels de votre côté ?

On avait une journée dédiée aux professionnels, l’Indie Day, qui leur permettait de découvrir les films sans distributeur. Mais on ne l’organisera pas cette année, c’est trop compliqué. La dotation restera en revanche la même, à savoir 11.000 euros pour le futur distributeur du film lauréat.

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Depuis neuf ans que le Champs-Élysées Film Festival existe, nous avons chaque année vendu un ou deux films indépendants américains au marché français [Pahokee, une jeunesse américaine, présenté au festival du film de Sundance, est le seul long-métrage de la sélection à n’avoir pas trouvé de distributeur américain. Prix du Jury du Film américain indépendant 2019 au Champs-Élysées Film Festival, il a pu trouver un distributeur français, seul pays à distribuer le très beau documentaire d’Ivete Lucas et Patrick Bresnan, ndlr]. Mais les professionnels seront bien entendu invités à se rendre sur la plateforme pour voir les films et potentiellement les acheter.

Comme les films seront montrés en ligne et non dans une salle de cinéma, y a-t-il eu un ajustement de votre sélection ?

Oui, nous avons adapté notre sélection car nous avons dû demander l’autorisation de diffuser les films en ligne et certains ont refusé. D’autres ont demandé un nombre de clics restreints car ils ont des vendeurs internationaux qui sortiront le film plus tard, donc ils ne souhaitent pas que trop de monde puisse avoir accès au film en ligne.

Heureusement, on avait plusieurs plans B vers lesquels on s’est tournés pour présenter une sélection complète. Mais le système de vote restera le même. La seule différence, finalement, c’est que le public ne pourra pas participer aux débats en direct avec les équipes des films.

Finalement, les conséquences sur l’édition 2021 devraient être plutôt positives ?

Le digital est positif quoi qu’il arrive, car on peut toucher un public nouveau. Notre festival n’est pas encore connu au niveau national, c’est donc l’occasion de rencontrer un public que l’on ne connaît pas et qui ne nous connaît pas. On voit donc ça comme une opportunité de faire découvrir le festival. Grâce au digital, on va pouvoir connaître le profil exact des visiteurs, ce qui constitue des données précieuses pour nous.

L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle met en garde contre une gratuité exacerbée des produits culturels. Vous n’y voyez pas également un risque de dévalorisation du bien culturel ?

Tout n’est pas gratuit. Par exemple, le Festival international du film d’animation d’Annecy, qui passe également en digital, ne sera pas gratuit. Puis cette gratuité est passagère, c’est une façon de maintenir la culture au sein des foyers français grâce à laquelle les œuvres ont eu le mérite d’être vues. Pendant un mois, ce n’est selon moi pas dramatique.

Personnellement, je trouve que le mot “culture” n’a pas été beaucoup prononcé par ce gouvernement pendant le confinement. Ce n’est visiblement pas essentiel.

Vous avez des films qui sont reportés chez Sophie Dulac Distribution ?

Oui, nous avons Cancion Sin Nombre, un film péruvien de Melina León, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, qu’on sortira en salles dès qu’elles rouvriront. Ce n’est pas un film facile et pas nécessairement ce que les gens auront envie de voir après deux mois de confinement, mais tout est prêt donc on va le sortir.

Je ne suis cependant pas certaine que le public va se précipiter au cinéma dès la réouverture des salles, d’autant plus que la majorité des films porteurs ont été décalés à septembre. Mais nous avons décidé de prendre le risque car il faut qu’il y ait des films sur les écrans cet été. On va sortir deux films avant le mois de septembre, Cancion Sin Nombre et Lil’Buck: Real Swan, un documentaire sur le street dancer américain Lil Buck. Je pense qu’on aura davantage de place cet été qu’à la rentrée.

Ensuite, on essaiera d’insérer comme on peut les films de notre line-up dans la déferlante de films qui vont arriver à la fin de l’année. Tout le monde va vouloir sortir son film à ce moment-là et les salles vont se battre pour obtenir les films porteurs. Je pense que la guerre des salles ne fait que commencer.

Il y a une double stratégie qui se dessine : sortir des grosses productions pour attirer le public en salles dès leur réouverture ou ne pas prendre le risque de sortir des films porteurs si le public n’est pas au rendez-vous…

Oui, c’est la question que tout le monde se pose. Mais si on rouvre les salles début juillet, il faudra qu’il y ait des films sur les écrans. On ne va pas diffuser uniquement des rétrospectives ou des films de Louis de Funès comme c’est le cas à la télévision. Ça sera à double tranchant, soit on sera gagnant car il n’y aura pas de gros films cet été, soit on y perdra car les gens n’auront pas envie d’aller au cinéma à la réouverture des salles. De toute façon, la distribution est un risque permanent.

Les distributeurs indépendants auront peut-être une carte à jouer, finalement ?

Tout à fait. Mais l’autre paramètre à prendre en compte est la potentielle future jauge à 50 % imposée aux salles à leur réouverture. Une salle pleine pour un film comme Cancion Sin Nombre, c’est déjà difficile, donc si on est limité… Ça va être un danger économique pour la salle et pour le film.

Entre les films reportés et les sorties récentes, l’équation va être très compliquée pour les salles. Comment vont-elles arbitrer ?

Des discussions sont en cours avec Laurence Franceschini, la médiatrice du cinéma, pour tenter de réguler les futures sorties. Tout le monde va devoir être raisonnable et les distributeurs vont devoir étaler leurs sorties. Il faut également prendre en compte l’arrêt de la production, car les films ne seront pas terminés et vont donc être décalés à 2021. Une fois que tous les films dont les sorties ont été reportées seront sortis, on va se retrouver dans le creux de la vague.

Mais peut-être que ça nous permettra d’avoir un peu moins de films sur les écrans. Chaque année, il y a 750 films qui sortent en France, c’est énorme. Sur quinze nouveaux films à l’affiche chaque semaine, certains sont totalement invisibles. Donc cette crise sera peut-être un mal pour un bien. Les films qui existeront seront peut-être de meilleure qualité et on aura envie de les voir plus longtemps.

Selon vous, les plateformes qui ont joué gros pendant ce confinement vont-elles porter préjudice au cinéma ?

Pour moi, les salles de cinéma manquent, ça me paraît évident. Mais en même temps, je ne suis pas sûre qu’on aura envie de s’enfermer dans une salle au sortir du confinement. À l’approche des vacances, les gens auront certainement plus envie d’être au grand air que dans une salle de cinéma. Dans des considérations plus triviales, les gens ont également peur que la climatisation dans les salles véhicule le virus.

Nous [Les Écrans de Paris, ndlr] allons faire le maximum pour respecter des interséances de vingt minutes pour renouveler l’air de la salle et on fera en sorte que les gestes barrières soient bien évidemment respectés. Certaines salles se demandent si elles ne rouvriront pas qu’au mois de septembre, même si on est autorisé à ouvrir à avant, mais pour moi, il faut les rouvrir dès qu’on en aura l’autorisation. Le jeu en vaut la chandelle.

Les cinéphiles fidèles, qui ne sont pas les abonnés Netflix, vont revenir, c’est certain. Netflix, c’est désormais 16 millions d’abonnés, certes, mais le cinéma en France, c’est 200 millions de spectateurs chaque année. La culture, c’est 7 % du PIB. Les gens vont revenir au cinéma, j’en suis sûre, mais peut-être pas avant la fin de l’année 2020, voire en 2021…

2019 avait pourtant été une excellente année pour le cinéma… Vous êtes optimiste pour le futur du cinéma ?

Il va falloir serrer les dents jusqu’à la fin de l’année et donner envie au public de revenir, car présenter des films de qualité ne sera pas suffisant. Sur le fond, je suis d’accord avec Vincent Maraval [directeur général de la société de production et de distribution Wild Bunch, ndlr] quand il dit dans Le Monde qu’il va falloir se réinventer fondamentalement, comme de nombreux autres métiers d’ailleurs, sinon l’avenir de la culture est compromis.

Mais c’est aussi, et surtout, une question de volonté individuelle. C’est peut-être à nous, chaque individu, d’apporter notre pierre à l’édifice. Il ne faut pas attendre la volonté politique pour le faire car cette façon de travailler est installée depuis des années. Une vraie prise de conscience qui permettrait de refondre entièrement le système me paraît peu probable, car ça nécessiterait une vraie volonté, de vrais moyens et une vraie force de frappe et je ne pense pas qu’on l’ait à l’heure actuelle.

Pour moi, la seule façon de s’en sortir, c’est de le faire chacun à sa manière, dans son secteur, sa propre salle, dans sa vision de la distribution et sa vision du cinéma. J’ai déjà quelques idées pour pouvoir réanimer les salles, et pas forcément avec du cinéma, comme organiser de grandes séances de gaming sur les écrans de l’Arlequin par exemple, avec peut-être un film ensuite à l’appui. Ce sont des prises de risques mais, si chacun le fait, ça fera peut-être bouger les lignes.