Depuis quinze ans, on reçoit des artistes et personnalités mondialement connu·e·s de la pop culture, mais on a aussi à cœur de spotter les talents émergents dont les médias ne parlent pas encore.
À voir aussi sur Konbini
En 2024, après une première édition des Talents of tomorrow, on repart en quête de la relève. La rédaction de Konbini vous propose une série de portraits sur les étoiles de demain, qui vont exploser cette année. Des personnalités jeunes et francophones qu’on vous invite à suivre et soutenir dès maintenant.
© @worldwidezem / Konbini
Portrait. J’ai toujours eu un faible pour les comedy queens. Quand on voit débarquer sur scène l’une de ces déesses du glam’ aux mensurations surnaturelles, on s’étonne toujours de ce qui peut sortir de leur bouche juste pour faire marrer la galerie. Or depuis quelque temps, on me citait, au détour de conversations sur les drag-queens, un nom : Le Filip. Un murmure qui a fait son chemin jusque dans mes synapses. Quand je lui ai proposé de lui tirer le portrait pour Konbini, il a tout de suite dit oui.
Rendez-vous est pris dans nos locaux pour un shooting en studio. Avant son arrivée, je reçois un message inquiétant : “Mon sèche-cheveux vient de péter, t’en as un ? C’est pour coller la perruque !”. Panique. Je cours dans les étages et finis par trouver l’objet tant convoité. Le Filip arrive pile à ce moment-là. Créature blonde de 28 ans qu’on croirait sortie d’un film d’Hitchcock en noir et blanc, elle me surplombe largement du haut de ses talons. Le recollage de perruque peut commencer… Pas besoin de la mettre en confiance, ni de lui donner d’instructions, cette drag-queen sait poser. J’ai l’impression de vivre l’envers du décor d’un shooting photo pour Vogue dans les années 1950. À ceci près que notre égérie du jour s’appelle Filip (son vrai prénom), qu’il a de jolis tatouages et la langue bien pendue.
“Il ou elle, tout me va. Je suis très fluide”
Né à Zagreb en Croatie, “près d’un hôpital psychiatrique”, il a beaucoup voyagé petit avec sa maman diplomate. Éternel petit nouveau à l’école, il était toujours obligé d’aller vers les autres pour tisser des amitiés. Mais sa solitude ne le dérangeait pas plus que ça, car Filip s’inventait des mondes et des identités. Il dessinait, se maquillait, et se servait avec gourmandise dans les vêtements de sa mère. “Ce n’était même pas du travestissement : je me déguisais en n’importe quoi, ce n’était pas forcément genré”.
Cette dernière s’est d’ailleurs interrogée sur une éventuelle identité trans de son enfant. À l’adolescence, elle sentait bien qu’il vivait un trouble dans sa chair, dans son être. Elle l’a alors accompagné pour amorcer une démarche de transition, en sollicitant le conseil de psychiatres. “J’avais beaucoup de mal à l’adolescence, surtout quand mes poils ont commencé à pousser, quand j’ai commencé à sentir l’homme. C’était au point où tout ce qui était masculin me dégoûtait. Elle me voyait me renfermer.”
Quand il est arrivé en France vers l’âge de 12 ans, Filip a d’abord été placé en classe d’accueil pour apprendre le français, à grands coups de dictées quotidiennes. Mais la véritable leçon se passe devant la télé, avec des humoristes bien connus comme Élie Semoun, Florence Foresti ou Anne Roumanoff. “Ces gens me faisaient rire alors que je ne comprenais qu’une vanne sur cinq. Le pouvoir de la gestuelle, du rythme… Ça me fascinait.”
Son père, mélomane, lui jouait de la guitare, des morceaux des Doors, ou de Pink Floyd, quand il leur rendait visite. Sa mère, quant à elle très cinéphile, lui faisait découvrir les films de Jacques Tati, ou Psychose d’Hitchcock, sans doute bien avant qu’il n’ait l’âge requis mais qu’importe : “Le mec se déguise comme sa mère, et la mienne qui me disait ‘oh tu fais pareil !’. Elle ne voyait pas le mal”. Disclaimer : à notre connaissance, Le Filip n’a encore tué personne, contrairement à Norman Bates.
Il a pu laisser libre cours à son amour pour le travestissement en faisant du théâtre. Le clown ne demandait qu’à sortir du métaphorique placard. Et puis, à l’aube de ses 18 ans, de passage à Zagreb, il a décidé de se rendre à la Pride en drag. C’est là qu’on lui a proposé de faire un show, le soir même. Le Filip était né. Ou plutôt non, Alma Palma, son premier nom de scène, était née. “Avec Internet, je suis tombé sur Paris is burning sur Youtube, et puis j’ai découvert RuPaul et je me suis dit ‘ah ok, on peut en faire son métier et gagner de l’argent en faisant ça’ (pas beaucoup, mais on peut) !”
De retour en France et en parallèle de ses études d’Arts plastiques, il s’est lancé à corps perdu dans les nuits parisiennes, profitant des entrées et des boissons gratuites que lui offrait son statut de drag-queen. La décadence a toujours eu quelque chose d’enivrant. Et c’est là qu’il a reçu son nom de baptême païen : “Les organisateurs de soirées et les autres drags commençaient à me charrier du genre ‘Qui c’est qui a vomi dans la loge ? C’est Le Filip !’. Jusqu’au moment où je monte sur scène un jour et ils m’ont présenté comme ça. C’est resté, comme une blague. Ça a été choisi pour moi, et j’aime bien, c’est un projet commun.”
“Le Filip, c’est pour rassurer les quelques hommes qui pourraient me prendre pour une femme”
Une drag-queen au nom masculin, un peu à la Bob the Drag Queen, c’est aussi un pied de nez aux codes du genre. Et ce côté effronté qui aime bien bousculer le statu quo, c’est très Le Filip : “C’est pour rassurer les quelques hommes qui pourraient me prendre pour une femme (rires)”. Son cheminement l’a amené tout naturellement au stand-up. Car Le Filip est drôle, mais aussi décadente et piquante. Elle mêle l’humour au drag, et teste les limites de son auditoire. “Je me suis recentré avec le stand-up, pour dire des choses, pour parler de moi et en même temps pour parler de tout le monde. Parce que oui, je suis une drag-queen, une espèce de créature qui fait rêver. Mais cette créature, c’est aussi la représentation de tous mes vices, de tout ce qui est beau en moi, c’est une exagération de toute ma personne.”
© @worldwidezem / Konbini
“Le drag m’a ouvert à la possibilité d’être dans les deux : ça m’a recentré dans ma masculinité et dans ma féminité”
Il y a une dizaine d’années, quand le drag n’était pas encore devenu mainstream grâce à RuPaul’s Drag Race, les possibilités de performer sur scène étaient réduites. Mais petit à petit, Le Filip a fait son nid dans les nuits de la capitale. En 2017, à 22 ans, elle se lance avec ses propres shows. “Tu commences à raconter des aventures qui te sont arrivées, ta relation avec ta mère, la dernière bite que t’as sucée…”
Sa mère, justement, pensait (au début) que le drag serait la dernière étape pour son enfant avant de franchir le cap de la transition. En réalité, il lui a montré un troisième chemin : “Ça m’a ouvert à la possibilité d’être dans les deux : ça m’a recentré dans ma masculinité aussi, et dans ma féminité”. Le Filip, qui se définit elle-même comme “un clown pour adultes”, c’est un humour qui prend à rebrousse-poil, qui gueule son désir de liberté, et qui soigne aussi, parfois. “Si je n’avais pas réussi à rire de chaque insulte que je me suis prise, et de chaque mauvaise expérience qui m’est arrivée, je ne sais pas si je serais encore là aujourd’hui.”
Alors, en attendant de la voir slay dans une prochaine saison de Drag Race France (si les producteurs nous lisent : qu’est-ce que vous attendez ?!!), ou de découvrir son seul en scène, courez la voir performer au Bizz’art dans Liptease, un cabaret qu’elle a écrit et mis en scène, avec des drag-queens, of course, et des drag-kings. Vous pouvez aussi l’apprécier dans le court-métrage de Marco Novoa, avec la chanteuse Flora Fishbach, Familiar, dans lequel elle incarne “un vampire travesti”.
© Instagram @Le_Filip ; illustrateur : @Vinchatus
Les recos de Le Filip
- Une série : What We Do in the Shadows de Jemaine Clement.
- Une artiste : la drag-queen Divine.
- Un groupe de musique : Vicious Pink.
- Une artiste musicale : Sam Quealy.
- Un film : ceux de Jean Yanne.
Vous pouvez suivre Le Filip sur son compte Instagram.