Tim Berners-Lee, le père d’Internet, est très inquiet pour l’avenir de sa création

Tim Berners-Lee, le père d’Internet, est très inquiet pour l’avenir de sa création

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CANNES, FRANCE – JUNE 23: Computer scientist Sir Tim Berners-Lee attends the PHD Worldwide seminar as part of Cannes Lions International Festival of creativity on June 23, 2015 in Cannes, France. (Photo by Francois G. Durand/Getty Images)

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Par Thibault Prévost

Publié le

Dans une lettre ouverte, le fondateur de la World Wide Web Foundation s’alarme de la centralisation des contenus sur Internet et plaide pour une régulation.

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Le World Wide Web a 29 ans cette année. Un anniversaire qui, plus encore que le nombre sans signification aucune qu’il célèbre – attendez-vous plutôt à une avalanche de gros titres l’année prochaine —, a un arrière-goût de déprime, de descente brutale après une soirée trop longue, trop intense et trop prolongée à coups de béquilles chimiques.

Comme vous et moi, le Web regarde la trentaine arriver avec une terreur dissimulée sous une couche de cynisme qui ne trompe personne, et surtout pas ceux qui le connaissent bien. Le 12 mars, c’est son propre père, Sir Tim Berners-Lee, qui s’est chargé de rappeler haut et fort la réalité des faits dans une lettre ouverte publiée sur le site de la World Wide Web Foundation, qu’il a fondée et qu’il préside encore : quelque part, courant 2016, le Web s’est brisé, et sans des mesures radicales de régulation, les choses s’apprêtent à devenir réellement moches.

Tel César regardant avec horreur Brutus fondre sur lui en compagnie de ses assassins (“tu quoque, mi fili”), l’informaticien de renom, 62 ans, s’émeut du devenir de sa création et liste les dangers mortels qui la menacent : le complotisme et la désinformation, le vol massif de données personnelles ou encore l’utilisation du Web comme “arme à grande échelle”, notamment dans le cas d’interférences électorales. Pour Berners-Lee, la source de tous ces maux du siècle qui façonnent le monstre qu’est devenu l’Internet post-2010 s’identifie en un mot : concentration.

En prenant soin de ne jamais les nommer explicitement, le fondateur du Web livre un réquisitoire accablant contre les géants des services en ligne, coupables d’avoir modifié la structure profonde du réseau de télécommunication :

“Le Web auquel beaucoup se connectaient il y a des années n’est plus celui que les nouveaux utilisateurs trouveront aujourd’hui. Ce qui était autrefois une riche sélection de blogs et de sites Internet a été comprimé sous le lourd poids de quelques plateformes dominantes. Ces plateformes sont capables de verrouiller leur position en créant des barrières pour les concurrents, […] achètent de nouvelles innovations et embauchent les meilleurs talents de l’industrie.”

Coucou Google, Facebook et Amazon, c’est bien de vous qu’on parle : votre obsession du monopole est en train de tuer Internet et sa sacro-sainte hétérogénéité au profit d’une autre entité, bien plus lugubre et théorisée par le développeur brésilien André Medeiros : le Trinet (Google, Facebook et Amazon, sans alternative).

Régulation, coopération, réduction des inégalités

Sans alternative, vraiment ? Si le père du Web dresse un constat aussi lucide qu’alarmant, il n’est pas fataliste pour un sou et propose des solutions simples pour renverser la situation et revenir à une structure du réseau plus décentralisée, plus innovante et plus conforme à la philosophie de ses créateurs. Partant du constat que les entreprises précitées “sont conscientes des problèmes et s’efforcent de les résoudre en affectant des millions de personnes” à chacune de leurs mises à jour, Berners-Lee préconise la mise en place d’un cadre de régulation, “tenant compte des objectifs sociaux”, impulsé par les gouvernements.

En d’autres termes, que les pouvoirs publics trouvent des moyens pour obliger les géants du Web à se concentrer un peu plus sur le bien-être de leurs utilisateurs, alors qu’ils “ont été conçus pour maximiser les profits plus que pour maximiser le bien social”. Dans l’Union européenne, par exemple, des mesures comme le droit à l’oubli numérique, la nouvelle directive RGPD qui réglemente les libertés individuelles en ligne, ou les mesures coercitives de modération des contenus offensants, sont des initiatives à pérenniser pour garder un semblant de contrôle sur ces conglomérats, quand l’impact de leurs algorithmes opaques est de plus en plus important dans nos sociétés.

Reste maintenant à savoir quel impact réel aura la mise en garde de l’informaticien, adulé dans le monde du développement informatique mais relativement sous-estimé dans les sphères politiques et entrepreneuriales. Car Sir Tim Berners-Lee n’en est pas à son premier avertissement, loin de là : le 13 mars 2017, il disait peu ou prou la même chose dans une autre lettre ouverte, mettant en garde contre le Trinet et la désinformation, appelant à la collaboration entre pouvoirs économiques et politiques et soutenant de tout son cœur le maintien de la neutralité du Net… qui fut révoquée par les États-Unis sept mois plus tard.

Aujourd’hui, alors que son bébé approche de la trentaine et semble filer un mauvais coton, Tim Berners-Lee est comme tous les pères : un peu flippé, mais toujours optimiste quant à l’avenir de son prometteur rejeton. Tout ce qu’il lui faut, explique-t-il, c’est un peu de discipline. Et plus d’égalité : alors que 2018 voit pour la première fois la moitié de la planète connectée à Internet, les différences d’accès à une ressource considérée par l’ONU depuis 2016 comme un droit fondamental sont encore considérables, notamment au niveau de la facturation du gigaoctet – c’est ce que l’on appelle la “fracture digitale”.

Le chemin vers l’accès à l’Internet haut débit pour tous est donc encore extrêmement long… et l’on n’ose imaginer à quoi ressemblera le Web de ces 4 milliards de nouveaux utilisateurs, qui n’auront jamais connu l’ère pré-GAFA. Il y a donc fort à parier que l’année prochaine Tim Berners-Lee se fendra d’une autre lettre, et que le propos sera sensiblement le même.