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Cadavres et emojis : quand Snapchat ouvre une story sur Nice, et se plante

Cadavres et emojis : quand Snapchat ouvre une story sur Nice, et se plante

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Crédit: Snapchat

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Par Thibault Prévost

Publié le

L’ouverture d’une story dédiée aux événements de Nice montre comment Snapchat tente de dépasser les logiques médiatiques traditionnelles. C’est raté.

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Dans les heures qui ont suivi l’attaque de Nice, durant laquelle un camion a foncé dans la foule réunie le 14 juillet sur la Promenade des Anglais et fait – bilan provisoire – 84 morts, alors que la majorité de la population avait les yeux enchaînés aux chaînes d’informations (pour y voir des trucs pas jolis jolis), voire à Facebook et à Twitter (pour y voir des truc ENCORE moins jolis, merci Wikileaks), les adolescents français ont eu le même réflexe pavlovien que d’habitude : ils se sont connecté à Snapchat pour partager au monde leur ressenti en vidéo de quelques secondes.

Sauf que vendredi soir, Snapchat a profité de l’événement pour innover, en proposant une “story” autour de l’attaque de Nice, comme le relève Slate.fr. Spoiler : si vous êtes un réseau social plein d’ambition, n’utilisez pas la mort particulièrement abjecte de dizaines de personnes comme occasion pour réorienter votre stratégie commerciale.

Les “stories” de Snapchat sont des sortes de fils d’actualité liés à un événement en particulier, dont les contenus sont agrégés et gérés par l’entreprise. Celle-ci colle les vidéos de ses utilisateurs les unes aux autres, souvent en ordre chronologique, avec l’idée de multiplier les points de vue sur une même scène en restant à hauteur d’homme, en point de vue subjectif (“point of view” ou POV, certains connaissent). Une très bonne idée lorsqu’il s’agit de glorifier l’hédonisme du quotidien en faisant de moments déjà sympas de véritables odes au bonheur d’être ensemble, mais un concept tout de suite moins drôle lorsqu’il s’agit d’un événement tragique. Et pourtant.

“Menace terroriste islamique”

Pourtant, Snapchat a tenté le coup, après une première déjà controversée lors de la tuerie de Dallas. Et nous a offert une vidéo d’une minute et trente secondes, montage à la va-vite de vidéos prises par des témoins probablement en état de choc, sinon de panique, et montrant sans distinction silhouettes inanimées, enfants en larmes et témoignages anxieux dans une sorte de kaléidoscope de la terreur, le tout sans le moindre filtre. On aperçoit même, lors de la séquence, un membre du Raid venir demander des renseignements aux passants.

Là-dessus, Snapchat tente de nous offrir une plus-value informative en glissant en surimpression des vidéos, précédées d’un bandeau “INFOS” et mêlant chiffres, citations de Christian Estrosi et mesures présidentielles. Résultat : une confusion totale des genres, qui se termine de la pire des manières puisqu’à la fin de la vidéo, dans un  panneau explicatif, Snapchat veut citer Hollande et commet le lapsus ultime, transformant la “menace terroriste islamiste” en “menace terroriste islamique”. De quoi se prendre la tête entre les mains.

Respect de la dignité humaine

Si cette “story” sort du lot, c’est parce qu’elle est l’exemple même de la tentative de transmutation de Snapchat, qui est entré en phase de respectabilité : les emojis, les filtres et les vidéos à la con, d’accord, mais aussi de l’info, histoire de fidéliser ses utilisateurs et approfondir son lien avec eux. Avec 100 millions d’utilisateurs et 10 milliards de vues par jour sur ses “stories”, évidemment qu’il est tentant de vouloir se transformer en média de masse. Tentant et risqué, car lorsqu’on contrôle un tel levier d’influence à échelle mondiale, le minimum requis est de l’actionner une fois toutes les précautions prises. Sauf que la patience n’entre pas dans le vocabulaire de la start-up.

Selon un article de Fortune, repris par Slate.fr, les ambitions médiatiques de Snapchat sont tout à fait limpides : l’application, arrivée à maturité, ne veut pas seulement devenir un média, elle veut “dominer les médias”. Sans avoir manifestement intégré au préalable quelques règles déontologiques essentielles au fonctionnement de ceux-ci. A commencer par la hiérarchisation des contenus, le respect de la dignité humaine – qui passe notamment par le floutage – et la rigueur dans la diffusion de l’information (entre “islamique” et “islamiste”, il y a un peu plus que deux lettres de différence).

On pourra rétorquer, au choix, que certains médias “traditionnels” ont déjà manqué à leurs obligations par le passé (et c’est vrai), que Snapchat a bien le droit de se lancer dans l’info ou que chacun est assez grand pour avoir envie de cliquer sur une “story” consacrée à un bain de sang (ce qui est, là encore, tout à fait vrai). Mais si le public est déjà sévère avec les médias fautifs, Snapchat, en s’adressant à un public essentiellement adolescent, doit s’attendre à affronter une barre d’exemplarité éthique encre plus haute.

L’intimité devient un handicap

Il appartient à chaque média de définir sa ligne éditoriale, et c’est souvent durant ce genre d’événement que s’en dessinent concrètement les limites. Montre-t-on un camion fonçant dans une foule ? Le montre-t-on une fois, ou en boucle ? Que fait-on des images de cadavres démembrés sur le bitume ? Voilà le genre d’agréables débats éthiques que soulève un attentat au sein d’une rédaction, débats qui se sont depuis étendus à Facebook et Twitter, sommés de modérer les contenus “graphiques” – pour reprendre l’angliciste avertissement déployé au début de la “story” Snapchat.

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Pour se lancer dans le grand bain médiatique, Snapchat a donc choisi le plus difficile des contextes.  Et a payé son inexpérience au prix fort, notamment sur Twitter, avec un bon gros backlash de derrière les fagots. Car si la proximité intime des vidéos postées par les utilisateurs fait toute la richesse du service dans un contexte trivial (“coucou, regardez comme on s’amuse, emoji content”), le traitement de l’actualité, surtout tragique, nécessite au contraire une certaine distance – aussi figurée que littérale, ne serait-ce que pour éviter la diffraction de l’information et rester concis. Et voilà que le meilleur argument de l’entreprise devient soudainement un terrible handicap.

En allant trop vite, en tentant de rejoindre la partie médiatique sans lire le règlement avant, Snapchat s’est planté. Espérons que l’entreprise retiendra la leçon d’humilité.

Article mis à jour le 16 juillet à 21h30.