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Comment les grandes puissances forment le reste du monde à la surveillance de masse

Comment les grandes puissances forment le reste du monde à la surveillance de masse

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Par Thibault Prévost

Publié le

Un rapport de Privacy International révèle comment les grandes puissances mondiales vendent aux autres pays leur matériel et leur expertise en matière de surveillance de masse.

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Qu’ont en commun les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France sur le plan technologique ? Un matériel et une expertise de pointe en matière de surveillance électronique à grande échelle, un arsenal législatif conçu pour pérenniser ces pratiques au nom de la prévention du terrorisme et une volonté constante d’étendre l’influence de leurs agences de renseignement extérieur.

Et quoi de mieux, pour y parvenir, que de démarcher les régimes du globe tels de petits camelots de la surveillance, mallette à la main, prêts à offrir généreusement matériel et instructions aux agences qui souhaitent se mettre à la pointe des technologies de contrôle ?

Chacune à sa manière, les grandes puissances technologiques jouent les sponsors de la surveillance, via des accords de coopération entre agences de renseignement et gouvernements : voilà ce que dépeint, le 17 juillet, le rapport “Teach’em to phish”, publié par l’ONG de défense de la vie privée Privacy International et repris, entre autres, par le site britannique spécialisé The Register.

Un rapport qui détaille, en 41 pages, les arrangements entres les puissantes agences de renseignement des poids lourds de la surveillance électronique et une myriade de régimes, dans le but de transférer des compétences et des technologies. Une vue d’ensemble de ce gigantesque réseau de coopération qui, s’il présente l’avantage de “renforcer les compétences en sécurité des États récipiendaires”, écrit l’ONG, présente également “une menace substantielle pour les droits de l’homme”, plusieurs des régimes bénéficiant de cette coopération présentant “un historique connu de violations” des droits fondamentaux.

Les États-Unis : entre mécénat et business

Pour commencer, le rapport s’attaque au plus gros morceau : les États-Unis. Pour la seule année civile 2017, selon Privacy International, le pays aurait dépensé 20 milliards de dollars dans ces programmes de coopération, souvent labellisés comme “opérations de développement”.

Au programme : cours d’enquête informatique et de cybercrime dispensés par des agents du Département de la Défense américain en Afrique du Sud, au Lesotho, au Nigeria, au Ghana et au Botswana, ou encore formation à la lutte antidrogue avec la DEA via des établissements de formation, les International Law Enforcement Academies (ILEA), qui ont vu sortir 60 000 diplômés de 85 pays depuis leur création.

Ailleurs, liste le rapport, on retrouve pêle-mêle le financement d’un centre d’écoute à Mexico, le cadeau de 13 “kits d’interception de communication” à la police antidrogue vénézuélienne, des ordinateurs conçus pour la surveillance aux Bahamas et en Serbie, des kits de filtrage biométrique des voyageurs dans 15 pays d’Afrique et du Moyen-Orient…. la liste est gigantesque.

Et “dans le contexte de la privatisation progressive de l’armée américaine depuis 20 ans”, écrit l’ONG, cette politique internationale profite avant tout au secteur privé, qui “bénéficie de manière substantielle” de l’ouverture de nouveaux marchés de surveillance dans les pays cibles.

De l’UE à la Chine, un interventionnisme effréné

De l’autre côté de l’Atlantique, les grands acteurs de la surveillance européenne (la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne) dispensent aussi leurs formations à la cyberdéfense à qui le souhaite. La France dispose ainsi de ses Écoles Nationales à vocation régionale, des centres de formation policière et militaire, dans 14 pays. Depuis sa création en 2001, l’organisme de conseil Civipol (détenu à 40 % par l’État et téléguidée par le ministère de l’Intérieur) dispense des formations d’enquête et de cybercrime, de collecte et traçage de données mobiles ou encore d’analyse de données GPS sur 35 sites africains.

Et Paris est un multirécidiviste de la vente de technologies de surveillance à des régimes étrangers : en 2018, deux enquêtes de Télérama révélaient par exemple les liens étroits de deux entreprises françaises, Nexa (ex-Amesys) et Ercom, avec l’Égypte du maréchal Sissi et la Libye de Mouammar Kadhafi, les premières ayant vendu aux seconds de vastes systèmes de surveillance électronique.

Pas mieux outre-Manche, où le rapport détaille les réseaux d’influence déployés par le Royaume-Uni : formation des équipes saoudiennes à des techniques d’interrogatoire en 2009 via le UK College of Policing ; déblocage d’un fonds de 680 000 livres entre 2016 et 2017 pour former 180 cyber-agents ukrainiens, établir une base de données permettant “la collecte, la gestion et l’analyse de gros volumes de données en soutien aux enquêtes” et créer un “laboratoire de preuves numériques”… Au Royaume-Uni aussi, l’interventionnisme militaire et technologique se porte bien.

Idem pour l’Allemagne, dont la police criminelle aurait frayé avec l’ex-président égyptien Hosni Moubarak quelques semaines avant sa destitution, ou de la Chine, qui exporte ses technologies de surveillance biométrique de pointe sur les cinq continents – via la Belt and Road Initiative, son ambitieux programme international d’aide au développement.

Bref, toutes les grandes puissances mondiales se livrent à un interventionnisme effréné pour imposer leurs méthodes, leurs expertises, leur matériel et leurs entreprises à tous les régimes souhaitant surveiller les communications de leurs citoyens. Rien de véritablement inédit dans cette information, mais le rapport de Privacy International a le mérite de proposer un panorama aussi complet que précis des structures qui composent ce système.

Et de rappeler, à toutes fins utiles, que certains régimes dans la liste des bénéficiaires de ces formations “ne respectent pas l’État de droit”, et que leur fournir des appareils de surveillance ultra-sophistiqués pose donc “des risques significatifs et prévisibles” pour les libertés individuelles. Plus de transparence et plus de rigueur dans la sélection des pays bénéficiaires seraient donc un minimum. Arrêter la course folle à la surveillance numérique serait une solution.