Notre perception du monde varie selon la langue qu’on emploie

Notre perception du monde varie selon la langue qu’on emploie

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Par Maxime Retailleau

Publié le

Des contrastes révélateurs

Dans l’une des expériences, les individus testés visionnaient des vidéos montrant des personnes en mouvement, tel qu’un homme avançant en vélo vers un supermarché ou une femme s’approchant d’une voiture. Les individus anglais – ne parlant pas de seconde langue – à qui on demandait ce qu’ils voyaient disaient généralement : “un homme fait du vélo” et “une femme marche“, sans mentionner le but de ces actions.
Les allemands monolinguistes quant à eux avaient plus tendance à y voir “un homme faisant du vélo vers le supermarché” et “une femme marchant vers sa voiture“. Les auteurs de l’étude expliquent ainsi que la vision des germanophones est holiste, c’est à dire qu’elle prend en compte le cadre dans lequel s’inscrit l’action. Les anglophones quant à eux ont tendance à se focaliser sur l’action elle-même.
Selon les chercheurs, ces différences peuvent s’expliquer par les divergences grammaticales entre les deux langues. En effet, l’anglais marque grammaticalement les actions en train de se produire en ajoutant “-ing” à la fin des verbes (comme dans “walking“, ou “cycling” : “faire du vélo”), et insiste ainsi sur elles. La langue allemande quant à elle ne comporte pas de caractéristique similaire.

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Les bilingues : deux systèmes de pensée

Une autre expérience du même type a été menée sur des individus bilingues, parlant anglais et allemand. Ils devaient observer le même type de vidéos, tout en récitant des suites de chiffres à voix haute. L’effet qu’une telle action produisait est surprenant : en utilisant distraitement l’un des deux langages, l’autre langue s’imposait alors dans l’esprit de l’individu, qui réfléchissait d’après cette dernière.
Concrètement, lorsque les individus récitaient mécaniquement en anglais, ils pensaient en allemand – et donc selon les perceptions holistes liées à sa grammaire. Et vice-versa. C’est d’ailleurs pourquoi lorsqu’une suite de chiffres était récitée par un individu en allemand d’abord, puis en anglais, un changement d’interprétation des vidéos accompagnait ce renversement.
Enfin, un groupe d’Allemands bilingues en anglais a aussi été étudié dans deux situations. La première consistait à les faire parler en allemand dans leur propre pays : en toute logique, ils réfléchissaient alors de manière holiste. En revanche, lorsqu’ils ont été amenés au Royaume-Uni, et qu’il leur a été demandé de s’exprimer en anglais, ils ont révélé un mode de pensée similaire à celui des anglo-saxons – se focalisant ainsi généralement sur les différentes actions des vidéos aux dépens du contexte.

La manipulation par le langage

En démontrant les effets de la langue sur la pensée, cette étude fait ainsi écho au concept de “novlangue” développé par George Orwell dans 1984 . En effet, il apparait alors qu’une grande pauvreté de vocabulaire doit logiquement entraîner une restriction de la capacité de réflexion. De nombreux mots-concepts nous permettent de mieux comprendre le monde qui nous entoure : les supprimer, c’est donc limiter les capacités critiques des individus.
D’autre part, une novlangue peut aussi amener les individus à penser d’une manière formatée. C’est dans ce but que les nazis avaient remodelé la leur, tel que l’a analysé Victor Klemperer dans son ouvrage LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich. Ainsi, il y explique par exemple qu’ils ont souvent eu recours au préfixe “Volk”, qui signifie “Peuple”, afin de faire croire à ce dernier qu’ils cherchaient à le servir.