Pendant une semaine, (re)visionnez La Jetée, court-métrage fantastique de Chris Marker

Pendant une semaine, (re)visionnez La Jetée, court-métrage fantastique de Chris Marker

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Par Thibault Prévost

Publié le

À l’occasion de la rétrospective du cinéaste et homme-orchestre à la Cinémathèque française, Arte propose de visionner pendant une semaine l’inoubliable La Jetée.

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Sur la jetée d’Orly, un enfant voit un homme mourir sous ses yeux et en garde un souvenir traumatisant. Bien des années plus tard, la Troisième Guerre mondiale a rayé Paname de la carte. Dans les ruines de la capitale, les survivants se sont regroupés dans les souterrains du quartier de Chaillot. Alors que tout espoir de reconstruction semble perdu, une équipe de chercheurs tente d’envoyer des cobayes dans le passé pour établir un corridor temporel de ravitaillement. L’enfant, devenu le cobaye de l’expérience, voyage entre les époques et entame une liaison avec une femme du passé…

Ce synopsis sibyllin, c’est celui de La Jetée, court-métrage magistral de Chris Marker sorti en 1962 et aujourd’hui solidement ancré dans le béton de la grande histoire cinématographique. À l’occasion de la rétrospective du cinéaste à la Cinémathèque française, inaugurée le 3 mai dernier et qui dure jusqu’au 29 juillet prochain, Arte vous permet de découvrir – ou de revoir — cette œuvre marquante de la science-fiction moderne, passage presque obligé pour tout fan d’uchronie qui se respecte.

Pourquoi ? Si Alain Resnais reste indubitablement le pionnier de la temporalité morcelée au cinéma avec, entre autres, l’iconoclaste et déconcertant L’Année dernière à Marienbad, sorti un an avant La Jetée, le court-métrage de Chris Marker démolit avec méthode la narration chronologique pour mieux nous perdre dans les corridors des voyages temporels et mettre en images le proverbial paradoxe du grand-père, qui stipule que tout voyage dans le passé implique fatalement une impossibilité logique qui forme une boucle temporelle infinie (si je voyage dans le temps pour tuer mon grand-père, je ne naîtrai pas, donc je ne pourrai pas tuer mon grand-père, donc je nais, etc.). Trente ans plus tard, Terry Gilliam reprendra le concept à sa sauce, enrôlera un jeune Bruce Willis dans son voyage, et ça donnera L’Armée des douze singes.

Asservir le temps

Mais là où Gilliam livre un film foncièrement efficace, désorienté et furieux, Chris Marker développe avec La Jetée des ambitions d’une tout autre envergure. Méditatif, indéchiffrable au premier abord, le court-métrage parvient à évoluer simultanément sur deux plans cinématographiques radicalement opposés – la SF d’un côté, la poésie de l’autre – sans se perdre ni se déliter.

Contrairement à Gilliam et désormais à Nolan, couronné grand manitou de la narration en essuie-glace depuis Memento, le gimmick des temporalités multiples est asservi à une réflexion sur la pérennité de la mémoire – “ceci est l’image d’un homme marqué par une image d’enfance”, proclame le carton introductif du film – et son importance dans la construction du réel (un procédé qu’on retrouvera quelques décennies plus tard chez Gondry dans le superbe et bordélique Eternal Sunshine of the Spotless Mind). Contrairement à ses homologues hollywoodiens, Marker n’exploite pas le temps comme une matière première, il le dompte.

Près d’un demi-siècle après sa réalisation, La Jetée hante encore l’imaginaire du cinéma de science-fiction et reste, comme son auteur le souhaitait, un objet visuel capable de voyager à volonté à travers le temps et l’espace en chevauchant la mémoire collective. Il faut voir et revoir ces 28 minutes de plans fixes à la beauté stupéfiante, entendre à nouveau cette voix off implacable, ressentir ce vertige, éprouver ce sentiment de fatalité, parcourir ce roman-photo les yeux écarquillés et s’interroger sur la possibilité d’un libre arbitre. Il faut faire vivre, encore, le cinéma de Chris Marker, l’entretenir comme un feu de camp sous l’orage, car de tels repères sont rares et précieux.