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La culture du viol n’est pas couchée

La culture du viol n’est pas couchée

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@https://www.youtube.com/watch?v=ne6DS_h9nwI

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Par Mélissa Perraudeau

Publié le

Dans l’émission d’On n’est pas couché du 30 septembre, Sandrine Rousseau, qui était venue présenter son livre Parler et plaider pour une libération de la parole des victimes d’agressions sexuelles, les chroniqueurs et Laurent Ruquier lui ont infligé la culpabilisation qu’elle dénonçait.

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Avant même sa diffusion, l’émission d’On n’est pas couché de ce samedi 30 septembre a fait grand bruit. L’une des invitées était Sandrine Rousseau, ancienne secrétaire nationale adjointe d’Europe Écologie Les Verts (EELV), qui a quitté ses fonctions au parti pour se consacrer à la défense des femmes victimes de violences. Elle venait présenter son livre Parler (Flammarion), dans lequel elle raconte l’agression sexuelle dont elle aurait été victime de la part de l’ancien responsable d’EELV, Denis Baupin (qui n’a pu être jugé car il y a prescription des faits), et milite pour une libération de la parole au sujet des agressions sexuelles, tout en dénonçant le tabou qui les entoure.

Sandrine Rousseau a dû faire face aux deux chroniqueurs de l’émission, Yann Moix et Christine Angot. Le sujet semblait particulièrement sensible pour cette dernière, qui avait évoqué dans ses livres L’Inceste (publié en 1999) et Une Semaine de vacances (sorti en 2012), les viols que son père lui aurait fait subir. Les échanges entre les deux femmes ont été marqués par la violence des paroles de la chroniqueuse.

L’Express rapportait dès vendredi, lendemain du tournage de l’émission, qu’alors que Sandrine Rousseau avait notamment expliqué vouloir “donner aux femmes des outils pour se faire entendre”, Christine Angot s’était emportée contre elle, lui jetant : “Je vous interdis de dire ce que vous dites ! Vous ne pouvez pas parler au nom de toutes les femmes, vous auriez dû dire ‘je’. On ne peut parler que de son viol.” Le public l’aurait alors huée en force, et elle aurait jeté tout ce qu’elle avait devant elle par terre avant de quitter le plateau et de se réfugier dans sa loge “en hurlant et pleurant” selon les informations que L’Express aurait reçues.

La chroniqueuse aurait finalement accepté de revenir après une vingtaine de minutes, permettant au tournage de reprendre. Yann Moix a alors pris la relève, reprochant à Sandrine Rousseau le manque de “réalisme” (!) de la description de l’agression sexuelle dont elle aurait été victime dans Parler, ne considérant son livre que comme un objet littéraire. Elle aurait alors fondu en larmes. Un passage coupé au montage, la chaîne ayant à ce sujet expliqué à L’Express :

“La teneur de l’interview sera conservée, et les propos ne seront évidemment pas dénaturés. Seul le bref passage du départ du plateau, qui, éditorialement, n’apporte rien sur le fond, n’apparaîtra pas à l’écran. L’émission a en effet préféré ne pas diffuser cette image, à l’heure où plus rien ne s’efface, et faire preuve d’élégance.”

Du (mauvais) traitement des violences sexuelles sur le même plateau

Restent pourtant les larmes de Sandrine Rousseau, visiblement bouleversée, et des propos se suffisant “à eux seuls” pour comprendre son émotion. Dans le montage diffusé ce samedi, difficile en effet de ne pas avoir l’impression d’assister à une forme de procès à l’encontre de l’écologiste venue justement dénoncer l’invisibilisation des victimes d’agressions sexuelles, et la décrédibilisation de leur parole.

Ce discours semble avoir été entendu de la part de Christine Angot comme une injonction supplémentaire à l’encontre des femmes et une nouvelle façon de les victimiser, faisant écho, comme Slate l’a rappelé, au passage douloureux de la chroniqueuse en 1999 sur le plateau de l’émission ayant précédé On n’est pas couché (Tout le monde en parle, présentée par Thierry Ardisson). Alors qu’elle venait faire la promotion de son livre L’Inceste, le présentateur avait tourné le témoignage de l’autrice en dérision, insistant lourdement pour qu’elle raconte les détails crus des viols dont elle avait été victime et se délectant des détails sordides. Face à lui, Christine Angot avait refusé ce positionnement de victime, luttant pour être avant tout considérée en tant qu’écrivaine.

Difficile de ne pas faire le parallèle avec la violente indécence de ce plateau quand, face à Sandrine Rousseau insistant sur l’importance d’une libération de la parole, Christine Angot se fait le relai froid et violent de l’invisibilisation des victimes. Alors que l’écologiste expliquait que si le PS n’avait pas réagi à l’affaire DSK, son parti avait mis en place une cellule de lutte contre le harcèlement sexuel et les violences, avec des personnes “formées pour accueillir la parole”, Christine Angot s’est ainsi emportée :

“Formées pour accueillir la parole… Non mais en effet, vous savez pas comment dire. […] Je ne peux pas entendre ça… c’est un blabla. […] Mais on ne fait pas dans un parti politique la question des agressions sexuelles enfin, on le fait avec l’humain, on le fait avec des oreilles, on le fait parce qu’on a des yeux !”

“Vous n’imaginez pas la violence de ce que vous dites là”

Sandrine Rousseau, indignée, lui a opposé : “Ça ne s’est pas fait ! Enfin, Christine, je l’ai dit à toutes les directions d’Europe Écologie Les Verts, depuis que cela m’est arrivé […] il n’y a personne, jamais…” La chroniqueuse lui a répondu, non sans émotion, que “c’est comme ça”. La femme de lettres s’est mise ensuite à crier à l’écologiste, qui lui demandait donc comment il fallait faire, “On se débrouille !”. “Non, je ne peux pas me résoudre à ça”, a rétorqué Sandrine Rousseau, qui a insisté sur la dimension systémique et globale des violences sexuelles.

Yann Moix en remet pourtant une couche, provoquant à nouveau les larmes et l’indignation de Sandrine Rousseau, puisqu’il a dit qu’il y avait “débat” sur “doit-on, peut-on, tenir sur ce genre de propos, plutôt des discours ou plutôt livrer une parole”. L’autrice a répété “Je peux pas l’entendre […] c’est mon histoire que j’ai écrit […] je suis désolée, je peux pas entendre que j’ai un discours là-dessus”, puis “vous n’imaginez pas la violence de ce que vous dites là”.

Christine Angot réintervient enfin pour évoquer les invitations dont elle est l’objet pour signer des tribunes ou témoigner à la télévision des viols qu’elle a subis, expliquant qu’elle refusait toujours : “Je ne fais pas partie d’une brochette de victimes […], je refuse de me poser en victime, je suis une personne, pas une victime”. Elle semblait invalider le témoignage écrit de Sandrine Rousseau parce qu’elle considère la littérature comme ne pouvant pas être “scandaleu[se]”, mais comme étant “l’intériorité, le silence”. Pour Christine Angot, il faut être reconnue “non pas en tant que femme, mais en tant que personne et plus en tant qu’objet”. “On voit que c’est un sujet sensible”, a conclu Laurent Ruquier, après avoir plusieurs fois mis les pieds dans le plat. Il a fini par redonner la parole à Sandrine Rousseau, qui a redit son refus de “faire comme si ça n’existait pas” et ne pas se résoudre au fait “que les chiffres, depuis dix ans, ne bougent pas”.

Un exemple de “l’inconscient collectif sur le viol”

Il y a deux semaines, France 3, une autre chaîne de France Télévisions, organisait justement une soirée essentielle et édifiante autour de la question du viol en France, et se penchait notamment sur le fait qu’une seule victime de viol sur dix porte plainte — et qu’uniquement 1 % des auteurs sont condamnés. Une enquête de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) publiée en février montrait comment, paradoxalement, “le viol est l’une des infractions les plus graves, et en même temps l’une des moins rapportées à la police ou à la gendarmerie”, comme Christophe Soullez, directeur de l’ONDRP, l’expliquait au Monde.

Parmi les victimes interrogées (290 personnes – dont 84 % de femmes – âgées de 18 à 75 ans, ayant déclaré avoir subi un viol au cours des deux années précédentes), une seule personne sur cinq s’était rendue à la police ou à la gendarmerie. Et 31 % des victimes n’ayant pas saisi les forces de l’ordre estimaient que les viols qu’elles avaient subis n’étaient “pas graves”. Les victimes de viol ou de tentatives de viol sont pourtant terriblement nombreuses, ne serait-ce que celles qui rapportent le crime dont elles ont été victimes : selon le Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes, 84 000 femmes âgées de 18 à 75 ans seraient victimes de viols ou de tentatives chaque année. La sociologue Véronique Le Goaziou a expliqué sur le plateau de France 3 qu’il y a trois grandes raisons au silence des 9 victimes de viol sur 10 qui ne portent pas plainte. Il y a tout d’abord le fait que beaucoup de victimes ne savent pas mettre des mots sur ce qui leur est arrivé, ignorant qu’il s’agit d’un crime et qu’elles peuvent porter plainte.

En outre, dans la majorité des cas, le violeur est une personne proche : la sociologue explique que le viol est en grande partie commis “dans un cercle d’interconnaissances” (90 % des victimes connaissent leur agresseur d’après le Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes). Il est donc encore plus difficile de devoir dénoncer son copain/mari/père/collègue/ami, d’autant plus que des enjeux affectifs et matériels peuvent poser de nombreux problèmes. Enfin, le parcours judiciaire est “un véritable parcours du combattant pour les victimes” – un parcours dont elles ne sont jamais sûres de sortir gagnantes a souligné la sociologue.

Ces tendances sociologiques sont des symptômes de la culture du viol, définie par Libération comme “un environnement qui tend à banaliser, excuser, minimiser le viol et les violences sexuelles par des mots ou des sous-entendus, dans la vie de tous les jours, les médias, la culture, voire la politique” – et dont On n’est pas couché semble s’être fait le reflet.

Pour beaucoup de spectateurs et spectatrices, cette émission a en effet précisément été un exemple de “l’inconscient collectif sur le viol”, des propos et la violence de Christine Angot (que certain·e·s rapprochent des “ressorts intériorisés par les victimes qu’on n’a pas écoutées”) aux commentaires surréalistes d’inhumanité de Yann Moix, en passant par le silence complice des autres invités, ainsi que le montage qui supprime le départ furieux de la chroniqueuse du plateau et la réaction du public qui la hue (et donc critique ses propos), pour ne laisser que les larmes de Sandrine Rousseau. Celle-ci s’est vue subir une double peine. “Ils ont oublié toutes la dimension humaine du drame qu’elle a vécu et des blessures qu’elle a encore pour mettre en avant leur vision de la société et de la façon de gérer ce drame”, s’indigne par exemple un internaute.

“On a laissé sur le ring s’affronter deux femmes”

Si Christine Angot a été l’objet de la colère de beaucoup – qui la considèrent comme la principale coupable du traitement de Sandrine Rousseau –, sur Slate comme sur les réseaux sociaux, d’autres ont insisté sur le besoin de se concentrer plutôt sur la source du problème.

Dans un communiqué publié ce dimanche 1er octobre, c’est bien là-dessus que Sandrine Rousseau s’est concentrée : au lieu de faire peser la culpabilité de son traitement sur Christine Angot, elle explique que ses larmes sur le plateau “sont avant tout celles du désespoir de voir à quel point la parole est douloureuse et difficile et à quel point on a laissé sur le ring s’affronter deux femmes”. Dans cette émission, la honte est restée dans le camp des victimes, sans que l’impunité des agresseurs sexuels et violeurs ne soit jamais vraiment abordée.

Plusieurs internautes ont déclaré avoir effectué un signalement au CSA. Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes, a annoncé avoir fait de même ce lundi 2 octobre. L’écrivaine Valentine Goby a quant à elle expliqué sur Facebook qu’elle lançait une pétition pour demander des excuses publiques de France 2 à Sandrine Rousseau. L’initiative a parlé à beaucoup : la pétition a récolté 25 000 signatures.