Je plais beaucoup aux filles

Je plais beaucoup aux filles

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Par Konbini

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On a repéré ce texte sur la plateforme Medium et on a demandé à Hazukashi1, son auteur, si on pouvait le relayer. Cette nouvelle à mi-chemin entre fiction et réalité (qui hérissera sans doute vos poils et vous donnera envie de casser votre ordi) épingle avec beaucoup de lucidité un milieu qu’on connaît de très (voire de trop) près.

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Je plais beaucoup aux filles.

Chevelure noire et épaisse, en bataille, on a envie de passer les doigts dedans, nez droit un peu mutin, yeux bleus, regard intense mais espiègle, barbe fournie et bien implantée, épaules droites, mâchoire carrée, un mètre quatre-vingt-trois, petite cicatrice qui me barre le sourcil droit (rencontre avec un coin de table à 2 ans et demi, attendrissement immédiat du public à chaque fois que j’explique), fossettes lorsque je souris, tout ça promet éclats de rire, divertissement et sécurité, avec en prime un peu de mystère. Exactement tout ce qu’elles recherchent.

Vous ne me croyez pas ? Vous devriez, au lieu d’aller cracher votre frustration sur le forum 18-25 de Jeuxvideo.com. Si vous voulez pécho, essayez d’être :

– Drôle. Vous les faites rire, et elles ne savent plus très bien si ça vous rend intéressant, ou si c’est parce qu’elles sont intéressées qu’elles rient. Les filles aiment qu’on les distraie.

– Sécurisant. Vous êtes à l’aise. Votre body-language respire l’assurance. Elles peuvent vous faire confiance. Elles se sentent protégées à vos côtés. Les filles aiment qu’on les rassure.

– Mystérieux. Vous êtes ténébreux-soft. Vous êtes intrigant. C’est difficile de savoir ce que vous pensez. Elles ont envie d’en savoir plus. Les filles aiment qu’on attise leur curiosité.

Appliquez-vous à incarner ces trois facteurs, et vous réussirez non seulement avec les femmes (beaucoup moins que moi cela dit), mais dans tous les aspects de votre vie : l’époque valorise les êtres légers et distrayants. Le sérieux et la gravité en ont été bannis depuis longtemps. En soirée, toute discussion profonde est immédiatement évacuée sous les huées ou les détournements de visage méprisants. La prime va au dérisoire, et à la dérision.

La pire marque d’humiliation que l’on puisse infliger à quelqu’un est de lui dire qu’il se prend trop la tête. Rien de mieux pour casser l’ambiance qu’un benêt qui essaie de démêler les fils de l’existence alors que tout son entourage veut s’amuser.

La profondeur est lourde et ennuyeuse, elle signifie la défaite sociale, elle fait bailler. Qu’est-ce que les gens qui réfléchissent peuvent être chiants, me dis-je, Queen B. à fond dans mon casque Beat by Dre, sortant de la station Parmentier pour me rendre à mon rencard Tinder du moment.

Nous sommes à Paris en 2017 et rien n’a changé depuis Versailles. La capitale est une immense cour décadente, un labyrinthe de galeries et de jardins en continuité parfaite depuis Louis XIV. Une longue mascarade, une suite de codes et d’étiquettes, perruques poudrées et loups vénitiens façon Eyes Wide Shut, regards entendus lancés à l’abri d’éventails complexes et décorés signifiant statut social et amoureux.

Nos atours vestimentaires et nos réparties sont autant de références ironiques à des objets pop culture ringards ou obscurs. Les bars hype et les “lieux éphémères” sont autant de petits pavillons et bosquets, dans cet immense jardin “à la berlinoise” que représente le Triangle d’or qui s’étend de Charonne à La Villette. Le film Ridicule de Patrice Leconte retranscrit parfaitement cette ambiance, où une carrière se joue sur un trait d’esprit, où le ridicule tue, et où le second degré et l’ironie sont une forme d’élégance.

Fraîchement débarqué de ma campagne natale à l’âge de dix-huit ans, j’ai plié Paname à tous mes désirs, je l’ai subjuguée par mon charisme, par la régularité de mes traits, par mon intelligence sociale. Paris n’est qu’une autre ville de province, où tout le monde se connaît (sur Facebook) et s’ignore (IRL). Mais contrairement aux villes de province, Paris est une ville de salons, une cité de cercles aux parois en formes de périphériques invisibles mais épais.

N’espérez pas y faire des rencontres en sortant tout seul dans les bars ou les clubs. Dans une mégapole surpeuplée et violente où tout le monde est sursollicité et micro-agressé en permanence, l’attention vaut très cher, et si quelqu’un vient vous parler, c’est forcément pour vous demander quelque chose. Il est donc normal de l’accueillir avec méfiance et agacement. Parler à un inconnu à Paris revient à s’abîmer socialement au niveau Roumain du métro qui dit s’il vous plaîîît.

Tout le monde sait que de toute façon, les vraies soirées se passent en appartement, dans ces entrelacs de pièces aux plafonds couverts de moulures, où l’on connaît quelqu’un qui vous présentera à des gens beaux et intéressants, et où j’arrive toujours un peu en retard, le visage rayonnant d’insouciance, prêt à passer une nuit sans conséquences.

En véritable Rastignac postmoderne, je me suis taillé une place de choix dans le petit milieu de la communication, des médias, de l’art, bref, de tous ces flux indifférenciés de sons et d’images dont nous sommes saturés chaque jour.

Chaque soir, j’ai le choix entre anniversaires, vernissages, pendaisons de crémaillère, lieux éphémères où j’ai accès au backstage car le DJ est un pote et dont l’adresse n’est jamais précisée sur l’event Facebook.

Mes amis sont copywriters, strategists, développeurs, graphistes, journalistes, directeurs de rédaction, directeurs de prod’, comédiens, digital consultants, musiciens, motion designers, scénaristes, youtubeurs, growthhackers. Je suis ce qu’on pourrait appeler un influenceur.

Moi-même directeur artistique digital en free-lance, je fais un travail amusant, créatif, très bien payé, je n’ai pas de patron, et je me lève à l’heure qui me plaît. Je matérialise la classe créative. La nouvelle élite. Au-dessus de la bourgeoisie marchande. Au-dessus de la noblesse. Au-dessus de la finance mondialisée. Au-dessus du showbiz. Une nouvelle caste jeune, urbaine, mobile, qualifiée et connectée.

Lorsque d’aventure je me pointe tout en décontraction dans l’open space d’une agence de communication qui aura fait appel à mes services, je contemple toujours avec un amusement mêlé de pitié les commerciaux qui servent de tampon entre moi et leurs clients. Ils font un travail sérieux eux, avec des tableaux Excel, avec de vraies responsabilités, ils ont des comptes à rendre, ils manquent de sommeil, ils font des rétroplannings, ils doivent tenir des budgets et des délais, se font engueuler au téléphone et répondent oui monsieur, ils perdent leurs cheveux déjà blanchis à cause du stress. Ils ont passé 5 ans à s’endetter dans une école de commerce à 8 000 euros l’année.

Moi, j’ai passé mes études à dessiner et faire la fête, il m’aura suffi de trois années de BTS communication visuelle pour gagner deux fois leur salaire. Je travaille pendant deux mois, puis je voyage les deux suivants. De temps à autre, pour varier, je donne une conférence, j’offre des services de consulting, j’organise un webinar. Je peux me permettre de rester un enfant irresponsable pour toujours et ça se voit sur mon visage au front vierge de soucis.

Vous pensez peut-être que la vraie élite, c’est la finance, les politiques. Vous vous trompez. Ils ont l’argent et le pouvoir, mais moi j’ai mon temps libre et ma liberté.

Le temps est la seule richesse et le seul pouvoir qui compte, car c’est la seule ressource limitée, la seule monnaie qui ne fait que baisser inexorablement. Dans une société où même les clochards sont obèses, je me moque éperdument du consumérisme. C’est ringard d’être dans l’avoir. Je me contente de gagner suffisamment pour que cela ne nuise pas à mon épanouissement personnel. Je reste résolument bohème et street. Nomade et sans attaches. Mon projet de vie : m’amuser le plus possible. Je gère ma vie comme une entreprise, profits/pertes, se faire kiffer/se prendre la tête. Maximiser l’un et minimiser l’autre, c’est tout.

On ne parle pas de nous au 20 heures, car nous avons investi Internet, un monde quasi invisible aux yeux des baby-boomers. Il y a eu la révolution bourgeoise, il y a maintenant la révolution numérique. Une révolution silencieuse, sans combats, sans même nous opposer à nos Pères. Nous les avons simplement rendus obsolètes en construisant notre propre société, avec des outils qu’ils ne comprennent pas.

Thierry Ardisson fait le malin avec son émission de télé sur une obscure chaîne du câble. Pendant ce temps, mes amis font 4 millions de vues à chaque fois qu’ils postent une vidéo d’eux sur YouTube. Talent, technologie et tolérance, cette sainte trinité incarne parfaitement nos valeurs. Nous arrivons en jeunes conquistadores dans les quartiers sinistrés du nord de Paris, et nous les terraformons progressivement afin qu’ils conviennent à nos us et visions esthétiques. Belleville, Neuköln, Brooklyn, Shoreditch, Silver Lake, Peckham, Pantin… Galeries de street-art, hangars électros, foodtrucks, terrasses éco-cert et menus gluten free.

Nous altérons en profondeur le paysage économique et urbain, en mode DIY, et nos cabanes à chaï latte au lait d’épeautre poussent comme des champignons dans tous les lieux que nous aurons jugés suffisamment authentiques et underground pour y poser nos MacBook Pro. Nous sommes jeunes, beaux, artistes, désinvoltes et superficiels, nous incarnons le monde qui vient, nous sommes le sel de cette Terre.

J’arrive au bar Chez Prune, un peu en avance. Lieu banal, le choix de la flemme. J’hésitais avec le Café Chérie et le Perchoir, mes autres spots favoris pour un rencard. Une bise à la serveuse, et je m’assois en terrasse. Je scrolle sans entrain mes notifications. Célia arrive. Brune, 1m65, 85B, Ray Bans de vue, crop-top Les Petites… à l’effigie d’une référence pop culture ironique random, long manteau noir COS, jean slim taille haute, paire de New Balance, anneau entre les deux narines, tatouage d’une serrure sur l’avant-bras gauche. Classic shit.

Moi-même habillé tout en APC, tout en couleurs fluo et imprimés décalés, mon look ironique souligne encore un peu plus mon détachement, ma nonchalance, mon assurance, ma capacité à l’autodérision.

Je garde toujours une paire de Vans usées à mes pieds, afin de rappeler au monde que j’ai toujours été un kid cool et rebelle, et ce depuis le collège, où déjà je faisais du skateboard, mèches au vent et patchs System of a Down sur mon Eastpak. La paire de Vans est le symbole régalien de ma coolitude, le sabre d’apparat symbolisant mon statut : je fais partie de ces gens qui peuvent aller au travail et rencontrer des clients en baskets, car je suis au-dessus des contingences. Je suis créatif, la valeur ajoutée que je peux apporter à une entreprise est inestimable. Je suis fondamentalement indispensable au fonctionnement de notre société qui ne maîtrise pas le Web. Je suis un investissement.

Vous vous souvenez, au collège, il y avait les populaires, et les autres. Les cool kids, et les nobodies. À quatorze ans, déjà grand, je serrais mes premières meufs en reprenant Tryo à la guitare (je viens de Rennes à la base, ça va), le cou enfoncé dans mon keffieh, pendant que les geeks s’échinaient à entraîner leurs équipes de Pokémon, protégeant farouchement leur pucelage. Arrivé à l’âge adulte, la situation n’a pas changé d’un iota, car le collège n’est qu’un entraînement à la vraie vie. Je suis toujours aussi populaire, et la seule différence, c’est que maintenant j’ai du fric, que les filles s’épilent la chatte, et qu’elles savent sucer.

Sur chaque réseau social que les dieux de la Silicon Valley ont façonné pour nous, j’ai plusieurs milliers de followers. Mes suivants. Chacune de mes photos postées est accueillie par un cortège d’émojis rougissants, de cœurs, de “Beauté !” et “Extrêmement mignon ❤” en commentaires. Des filles la plupart du temps, mais également des garçons. Lorsque l’on est beau et populaire, les garçons aussi ont intérêt à vous connaître.

Je suis un tremplin vers le sexe opposé. Je suis l’assurance de pouvoir grappiller des miettes. De pouvoir jouer au peu au prince en se parant des résidus de ma gloire. Faites le test. Si vous sortez dans le onzième, dites que vous me connaissez, les yeux de la fille à qui vous parlerez brilleront, et vous aurez la chance d’y contempler un reflet de mon rayonnement.

Nous en sommes à notre deuxième date. Il ne s’est évidemment rien passé au premier, je suis un garçon bien élevé. Un voile de nuit étoilée se dépose doucement au-dessus de nos têtes, il est 21 heures, nous sommes à la fin de l’été et il fait encore jour, chaud et beau. Les réverbères et les néons de la rue saturent le crépuscule de couleurs ultraconstrastées comme dans un film de Dario Argento.

J’évolue dans ce tableau techno-baroque, je me présente en agrémentant mon discours habituel de quelques mouvements amples et détendus. Avec Tinder, toutes les rencontres se ressemblent, et l’on finit à force par roder sa présentation. On dit toujours la même chose, on pose les mêmes questions, on peaufine peu à peu son sketch afin de montrer la version de soi-même qui fonctionne le mieux, les aspects de sa vie qui attirent le plus, afin de poser les questions qui font le plus parler les filles. Je déroule tranquille.

Elle est l’archétype de mon plan habituel, kiffant avant tout patauger dans un néant existentiel total. Parfaitement interchangeable. Incarnation de l’ère du vide dans laquelle je fonce, vaillant petit astronaute.

Je regarde ses lèvres bouger, sourd au tissu de phrases prémâchées qu’elles façonnent. J’attends patiemment mon tour de parler. Il faudra m’ériger une statue un jour putain, pour tout ce que je subis.

En apesanteur dans le nihilisme de notre époque elle barbote, sa vie habitée par ses chaussures, son découvert, ses séries télé, son studio minuscule, son existence toute rétrécie. Elle n’habite pas sa vie, elle n’y fait rien du tout. Bovarisée à mort, surgavée de films, rêvant du prince charmant après son trentième plan cul, elle est entièrement ligotée par toutes les contradictions qui régissent sa condition de jeune femme postmoderne.

Notre monde est une jungle pour toutes ces pauvres petites. Elles sont soumises à une pression énorme, de tous les côtés. Elles paniquent. Elles finissent systématiquement dans les mauvais bras, dans de mauvais draps. Elles ont leur horloge biologique. Elles ont la concurrence des plus jeunes et des plus salopes. Elles doivent mener une carrière en plus. Nous vivons une lutte féroce pour répandre nos gènes, un struggle for life généralisé. C’est une véritable guerre qui se joue Chez Prune ce soir, comme tous les autres soirs…

La suite bientôt.

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