Entretien : Jake Adelstein, le journaliste qui a passé 10 ans dans le milieu des yakuzas

Entretien : Jake Adelstein, le journaliste qui a passé 10 ans dans le milieu des yakuzas

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Par Naomi Clément

Publié le

“Les yakuzas sont un mal nécessaire”

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Il y a deux ans, j’ai rencontré le maître-tatoueur japonais Horiyoshi III, qui m’expliquait que dans certaines situations (le tsunami de 2011 notamment), l’aide des yakuzas était plus importante et efficace que celle du gouvernement japonais. Est-ce vrai ?
C’est vrai. J’avais d’ailleurs écrit un article à ce sujet en 2011 dans le Daily Beast, intitulé “Yakuza to the Rescue”. Mais ils le font dans leur intérêt personnel. Comme ils disent qu’ils sont une organisation humanitaire, ils ont parfois besoin de faire bonne figure. Si tu affirmes que tu aides la société japonaise, il faut se bouger le cul de temps en temps et agir.
Comment les citoyens japonais perçoivent-ils les yakuzas ? 
La plupart des Japonais en ont peur. Et environ 10 % de la population les admirent, et les considèrent comme un mal nécessaire. Voici une conception des Japonais sur les yakuzas : ils sont un mal nécessaire, car ils n’autorisent ni les meurtres dans la rue ni les pickpockets et ils gardent le contrôle sur les opérations criminelles. Donc, en un sens, ils protègent l’ordre public. C’est en partie un mythe, mais pas complètement.

“J’ai vécu dans la peur jusqu’à ce que mon article soit publié”

J’aimerais revenir à la publication de l’article du Washington Post qui vous a mis en danger, vous et votre famille. J’ai lu quelque part que Tadamasa Goto vous a dit avant la publication : “Effacez l’article ou vous serez effacé“. C’est exact ?
Il ne me l’a pas dit directement. Il a envoyé une personne pour me le dire. Il y a quelque chose de très intéressant à savoir sur la langue japonaise. Les Japonais n’ont pas besoin de pronoms, donc ce qui a été vraiment dit est [il parle japonais, ndlr] : “Si cet article n’est pas effacé, quelque chose sera effacé.” Dans ce contexte, cette phrase peut désigner votre famille, ou vos amis, ou vous. Mais ce n’était pas clair.
J’ai compris avec le contexte ce que cela signifiait. Mais la nature de la langue japonaise est très nébuleuse, c’est une langue magnifique si vous voulez menacer quelqu’un…
Mais vous avez publié l’article malgré tout…
J’ai publié l’article dans le Washington Post. Voici ce qui s’est passé, et je le décris bien dans le livre : mon éditeur d’origine a sorti un résumé du livre en ligne sur un site européen qui a été récupéré par les Yamaguchi-gumi, qui l’ont lu et qui ont réalisé ce qui se passait, et puis j’ai été mis sous la protection de la police. Donc j’ai vécu dans la peur jusqu’à ce que mon article soit publié dans le Washington Post.
Votre famille a-t-elle essayé de vous empêcher de publier cet article ?
Mon épouse, dont je suis “légalement séparée”, m’a dit que je devrais abandonner et m’enfuir. Je lui ai répondu que si nous nous enfuions, alors je passerai le reste de ma vie à attendre d’être arrêté. Donc je n’ai pas fui, je suis resté au Japon pour affronter la situation. C’était un gros conflit, mais je pense que j’ai eu raison.
Quand Tadamasa Goto a été viré des Yamaguchi-gumi, quelqu’un avait une copie du bouquin et a tapé sur le bureau avec en lui disant : “Même si ce qui y est dit n’est pas vrai – mais on pense que ça l’est –, si tu as ce genre de merde écrite sur toi, tu es un problème pour l’organisation, il est temps pour toi de partir”. C’est une personne présente dans la pièce qui me l’a raconté. J’ai envoyé une copie du livre à quelqu’un du groupe Yamaguchi-gumi [rires]. Je le déteste vraiment.
Tadamasa Goto n’est pas un prêtre bouddhiste. Il a été mis sur la liste noire des États-Unis l’année dernière, en décembre, comme étant encore un des membres actifs des yakuzas. Dans la scission des Yamaguchi-gumi, il a soutenu la faction rebelle, les Kobe Yamaguchi-gumi, financièrement. Il est à Tokyo en ce moment, à l’hôpital – je ne sais pas pourquoi. Je pense qu’il aimerait revenir au pouvoir, mais j’espère qu’il va mourir avant.

“Sortir la vérité était probablement un moyen pour m’assurer que je vivrais”

Lorsque vous avez publié l’article dans le Washington Post, diriez-vous que la vérité était plus importante que votre propre vie ?
Je ne sais pas… Le monde des yakuzas fonctionne sur le principe suivant : l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Beaucoup de gens n’aimaient pas Tadamasa Goto. À bien des égards, il est responsable pour toute la guerre du crime organisé qui a eu lieu parce que c’est un connard. Et il a attaqué les civils [alors que l’un des principes fondamentaux des yakuzas est justement de ne pas attaquer les civils, ndlr]. Sortir la vérité était probablement un moyen pour m’assurer que je vivrais. Donc c’était un intérêt mutuel.
Vous n’avez jamais été physiquement agressé ? 
Je me suis battu une ou deux fois avec des yakuzas mais ce n’était pas tellement une menace, c’était plutôt le résultat d’une rencontre hostile. Je me suis enfui donc je dirais que je m’en suis tiré [rires], que c’est une une sorte de victoire, mais j’ai encore mal au dos ! Je ne sais pas comment ils font dans les films mais à chaque fois que tu te bats dans la réalité avec quelqu’un, tu portes des blessures pour le reste de ta vie et, vraiment, à 47 ans, je n’en veux pas plus ! [rires.]

“La faction Kodo-Kai des Yamaguchi-gumi a sa propre maison de vacances”

Malgré tout cela, vous continuez encore à vous intéresser aux yakuzas, à écrire sur eux… Pourquoi ?
J’aimerais bien ne pas écrire sur eux, mais ils sont tellement impliqués dans la société japonaise que leur nom n’arrête pas de surgir, donc c’est dur de les ignorer. J’ai passé beaucoup de temps à écrire sur d’autres choses comme le nucléaire, le sexisme, le racisme, le nationalisme, la corruption de l’administration actuelle, beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec le crime organisé. Mais ils revenaient toujours.
J’ai toujours cette curiosité, je lis toujours des magazines des yakuzas et c’est toujours fascinant. J’en apprends toujours plus, par exemple, la faction Kodo-Kai des Yamaguchi-gumi, possède sa propre maison de vacances, où ses membres vont se détendre ! Et la police les a sanctionnés pour ne pas avoir bien enregistré leur propriété ! J’ai appris ça en février et je me suis dit : “Mais ils ont carrément un plan pour la retraite, ils ont un endroit où aller en vacances, c’est mieux que la plupart des entreprises japonaises !” [Rires.]
Donc, quelque part, et malgré les menaces que vous avez subies, les yakuzas continuent à faire partie intégrante de votre vie…
Oui, je crois… J’ai 47 ans et je couvre les yakuzas depuis 1994. Plusieurs de mes relations dans ce milieu sont mortes de causes naturelles… et peut-être de causes non naturelles. Le temps passe, et mes contacts dans ce monde s’élèvent peut-être à 10 personnes à présent. Je ne veux plus de contacts, c’est problématique de gérer ça.
J’ai ouï dire que votre livre allait être adapté en film…
En ce moment, on parle d’en faire une série de télévision. Donc je dois choisir entre les deux et je vais probablement choisir la série télé. Car c’est un livre long, et un film de deux heures ne suffit pas. Je suis en pleines négociations, en fait. J’ai parlé à l’agent il y a deux ou trois jours, et la seule chose sur laquelle on se dispute, ce sont les détails du contrat.
Pensez-vous que ce sera diffusé au Japon ? 
Si c’est diffusé au Japon, je serais très surpris !  [Rires.]
Vous pensez que les yakuzas apprécieront ?
[Rires.] Je crois que certains apprécieraient ! Il faut vous rappeler que même les personnes affiliées à Tadamasa Goto le détestaient. Si tu regardes sur le site du Japan Subculture Research Center [fondé par , ndlr] il y a une description précise de l’organisation Goto-gumi, qui explique comment elle fonctionne. Et tu comprends à quel point ce groupe fait peur.

À lire -> Traditions, Hokusai et yakuzas : rencontre avec Horiyoshi III, illustre maître-tatoueur japonais